Littérature
Les «Mille et Une Nuits» entrent dans la Pléiade
Illustration de Ch.Robinson (1915)
Avant toute chose, il convient de rappeler qu’il n’existe pas une version d’origine des Nuits, unique et incontestée, mais bien plusieurs versions des contes des Mille et Une Nuits, et que cette variété tient à leur premier mode de transmission, par voie orale. Il n’existe pas non plus un manuscrit mais des manuscrits, pour la plupart perdus. Il n’existe pas, enfin, une traduction mais diverses traductions. Adapté pour le goût de l’époque, expurgé de ce qui pouvait choquer les puritains, le texte d’Antoine Galland -un érudit grand connaisseur de l’arabe, du turc et du persan- est très édulcoré. Parmi les plus connues, celle de Mardrus, au XIXe s., est plus chatoyante, et fait la part belle tant à l’érotisme qu’à l’exotisme. Celle de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel reste sulfureuse là où le texte l’est, mais avec le souci de ne pas faire de l’érotisme un argument commercial, soulignant bien toutefois dans la préface de l’édition que «les Mille et Une nuits ne sont pas le Kamasutra».*
Interprétation moderne de Shéhérazade. |
Bref, pour s’y repérer dans la multitude de manuscrits anonymes existants -quelque 70 sont répertoriées dans les bibliothèques européennes-, on distingue ceux de Bagdad (écrits pendant le califat des Abbassides IXe –Xe s.), et ceux du Caire (Fatimides XIe-XIIe s.). Les auteurs de la nouvelle traduction ont choisi de travailler sur le manuscrit de Bûlâq (Caire), considérant qu’avec deux siècles d’existence cette version était née «en un pays dont on a dit le rôle dans la prévention du trésor, et enfin qu’elle a inspiré les traductions les plus marquantes».
«Un mot à mot pesant conduisait à un galimatias insipide»
Le choix éditorial établi, les auteurs ont été confrontés à plusieurs difficultés de l’exercice propres à toute traduction. Ces problèmes étaient liés à la composition même de l’édifice puisqu’il s’agit d’un ensemble de contes dits «enchâssés ou à tiroirs», emboîtés les uns dans les autres et, dans la préface, André Miquel mentionne «comme autant d’obstacles» les «redites, retours en arrière, absence de transitions, déséquilibre dans le traitement des épisodes au profit des moins importants, oubli d’enchaînements explicatifs». Au-delà de la charpente, la compatibilité des structures syntaxiques n’a pas été facile car la forme métrique du vers arabe équivaut à deux alexandrins, et il a fallu «disposer les deux hémistiches arabes sur deux lignes».
Les auteurs ont distingué par ailleurs six genres de contes aux niveaux de lecture différents (histoires merveilleuses, épopées, récits d’aventures individuelles) et plusieurs registres d’écriture. En effet, des pans entiers sont écrits en arabe classique quand d’autres fleurent le dialecte, avec des interférences de genres : humour et ruse, anecdotes concernant un personnage célèbre, ou fable. «Un mot à mot pesant conduisait à un galimatias insipide», dit encore André Miquel, il n’était pas aisé de rendre compte de la poésie fleurie de la langue arabe sans céder à la mièvrerie. Il a fallu enfin respecter la fonction même du conte, une «fonction édifiante car, dit André Miquel, le récit dicte des codes de bonne conduite ; celui qui fait le bien est toujours récompensé, celui qui fait le mal est toujours puni, la morale est toujours sauve», et rendre compte de toute la richesse de témoignage concernant en ces temps reculés, la vie des petites gens (mendiants, parasites, voleurs nourrissant une verve picaresque) aux côtés des califes, des sultans et des vizirs.
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par Dominique Raizon
Article publié le 27/05/2005 Dernière mise à jour le 27/05/2005 à 16:13 TU
* Etude comparative d’un même passage (in Conte du roi Shâhriyâr et de son frère le roi Shâh Zamân) :
- Version Antoine Galland : «La pudeur ne me permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces Noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire ; il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n’était pas moins à plaindre que lui».
- Version Joseph-Charles Mardrus : «Ils se dévêtirent tous et se mêlèrent entre-eux. Et soudain la femme du roi s’écria ‘O Massaoud !Ya Massaoud !’, et aussitôt accourut vers elle un solide nègre noir qui l’accola ; et elle aussi l’accola. Alors le nègre la renversa sur le dos et la chargea.»
- Version Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel : «Ils se déshabillèrent. Les dix couples se formèrent et la reine appela Mas’ûd qui descendit d’un arbre en disant : ‘que me veux-tu, petite maquerelle, mon petit trou, je suis Sa’d le baiseur, Mas’ûd le fortuné’. La reine éclata de rire, se jeta sur le dos et se fit monter par l’esclave».