Liberté de la presse
Une journaliste emprisonnée aux Etats-Unis
(Photo : AFP)
L’affaire démarre en février 2002 lorsque l’ambassadeur Joseph Wilson se rend au Niger à la demande de la CIA pour enquêter sur un éventuel trafic d’uranium à destination de Bagdad. Son enquête ne confirme pas l’existence d’un tel trafic et il l’écrit dans une tribune publiée le 6 juillet 2003 par le New York Times, dans laquelle il accuse l’administration américaine d’avoir manipulé des informations «pour exagérer la menace irakienne».
Quelques jours plus tard, l’éditorialiste conservateur Robert Novak minimise les accusations de l’ambassadeur et insinue que ce dernier n’avait obtenu sa mission au Niger que grâce à l’influence de son épouse, Valerie Plame, agent de la CIA. A l’appui de sa thèse, Robert Novak cite des sources anonymes qu’il présente comme «deux hauts responsables de l’administration».
Judith Miller, spécialiste controversée
A ce stade du dossier, un crime fédéral a d’ores et déjà été commis en raison du fait que la révélation du nom d’un membre de la CIA est interdite aux Etats-Unis. Peu après, s’appuyant sur la publication de Novak, le journaliste de l’hebdomadaire Time Matthew Cooper évoque l’histoire, tandis que sa consœur du New York Times Judith Miller démarre l’enquête, remonte à la source, enregistre les mêmes témoignages, mais n’en publie pas une ligne.
Judith Miller passe pour une bonne professionnelle des dossiers du Moyen-Orient, aguerrie, engagée et… controversée. Son nom est abondamment cité, notamment lors des critiques dont son journal a été la cible pour la bienveillance manifestée à l’égard des arguments et « preuves » sur la possession d’armes de destruction massive par le régime de Saddam Hussein brandis par l’administration américaine pour justifier l’entrée en guerre contre l’Irak. En mai 2004, le New York Times avait dû reconnaître son manque de rigueur et avait expliqué avoir été « intoxiqué » par de fausses informations transmises par des exilés irakiens soucieux de voir disparaître le régime de Bagdad.
Punir l’ambassadeur
La justice américaine est donc saisie et tente de remonter jusqu’aux informateurs, apparemment bien renseignés et plutôt malintentionnés à l’égard du couple Wilson. Selon les informations en provenance de Washington, les fuites proviennent d’un proche du président Bush, précisément de son conseiller Karl Rove, dont l’objectif aurait été de punir l’ambassadeur trop indépendant en jetant le nom de son épouse en pâture à la presse, au risque de compromettre définitivement sa carrière au sein de la CIA.
Sommés de révéler leurs sources, Judith Miller et Matthew Cooper refusent au nom du sacro-saint principe journalistique de protection des sources. Le New York Times soutient sa journaliste mais, face à la menace qui pèse sur son employé, le Time transmet au juge les carnets de note de Cooper, contre la volonté de ce dernier qui désapprouve sa rédaction, mais échappe ainsi à l’incarcération. En revanche, Robert Novak, par qui le scandale est révélé, n’est pas inquiété. Il refuse de dire si il a collaboré avec la justice et promet de tout raconter une fois l’affaire éclaircie.
Acharnement contre Judith Miller
Dans sa dernière livraison, l’hebdomadaire Newsweek indique que les notes de Cooper, remises à la justice par le Time, établissent que des contacts ont bien eu lieu entre le journaliste et le conseiller présidentiel Rove. Dans la même édition, l’avocat de Rove assure que son client «n’avait jamais divulgué intentionnellement d’informations classées secrètes», ou dit «à un journaliste que Valerie Plame travaillait pour la CIA».
Apparemment rien ne justifie l’acharnement dont Judith Miller est l’objet. De tous les acteurs en présence, c’est elle qui en a fait le moins. Mais c’est par elle que l’autorité judiciaire a apparemment décidé de dénouer le fil de l’histoire, en s’attaquant pour commencer à la question de la protection des informateurs dont la journaliste a fait la colonne vertébrale de sa défense. «Si on ne peut pas faire confiance aux journalistes pour qu’ils garantissent la confidentialité de leurs sources, alors les journalistes ne peuvent pas exercer leur métier. Il ne peut pas y avoir de presse libre», déclarait Judith Miller, mercredi à l’audience, peu avant d’être conduite en prison.
«Effrayant pour la démocratie et la liberté de la presse»
Dans cette affaire, le juge Thomas Hogan et le procureur Patrick Fitzgerald ont reçu le soutien de la Cour suprême des Etats-Unis. Le 27 juin, les neuf juges de la haute instance, saisie par les deux journalistes, ont refusé d’examiner le dossier et ont renvoyé les deux journalistes devant les magistrats chargés d’instruire le dossier.
Mercredi, le procureur a refusé que Judith Miller soit incarcérée dans une prison fédérale, lui réservant la maison d’arrêt pour droit commun où elle pourrait passer les quatre prochains mois. «Des vacances forcées dans une maison confortable ne constituent pas un moyen de coercition convaincant», a estimé Patrick Fitzgerald, qui ne désespère pas de briser la volonté de la journaliste.
Dans un communiqué publié jeudi, la Fédération internationale des journalistes estime qu’emprisonner des journalistes pour de telles raisons est «effrayant pour la démocratie et la liberté de la presse».
par Georges Abou
Article publié le 07/07/2005 Dernière mise à jour le 07/07/2005 à 18:02 TU