Une exposition, riche de quelque 500 œuvres pluridisciplinaires, pour la plupart jamais sorties de Russie, sont invitées au musée d’Orsay jusqu’au 8 janvier 2006. A travers elle, les commissaires généraux -et commissaires au musée- Marie-Pierre Salé, Edouard Papet et Dominique de Font-Réaulx racontent l’élaboration d’un art proprement russe, populaire et nationaliste, à une époque où l'intelligentsia occidentalisée fait un retour aux sources russes et populaires d'avant Pierre Le Grand.
L’organisation de l’exposition, qui a pris quatre ans, s’est faite en collaboration étroite avec les grands musées russes, et des prêts exceptionnels particulièrement de la galerie Tretiakov et du musée Tolstoï de Moscou, du musée d'Etat de Smolensk et du musée de l'Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg. Foisonnante, l’exposition est organisée sur trois niveaux : tout d’abord, l’Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle en quête d’identité et arts décoratifs créés entre environ 1860 et la fin du tsarisme, puis l’Ame russe révélée et photographie, et enfin les Arts graphiques. Et, pour cerner cette tendance généralisée des artistes à retourner aux sources d’une Russie traditionnelle à la fin du XIXe siècle, les commissaires ont choisi d’associer peinture (Repine, Vasnetsov, Goncharova, Larionov, Levitan), sculpture (Konenkov, Goloubkina), objets, maquettes, plans d'architecture et photographie.
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Le démon assis (1890), huile sur toile. Mikhaïl Alexandrovitch Vroubel (1856 - 1910) DR / Moscou, Galerie Tretiakov |
Les commissaires n’ont pas prétendu présenter un panorama exhaustif de la production artistique en Russie dans cette deuxième moitié du XIX
e siècle. L’impasse est faite sur les avant-gardistes représentant de multiples et très complexes courants, et l’évocation de la peinture du début XX
e siècle s’arrête avec Vroubel, «
un artiste très complexe qui a interprété la tradition russe ancienne de façon radicalement différente des artistes des cercles slavophiles moscovites (…) considéré comme un précurseur des avant-gardes», et Lentoulov, un peintre qui quitta Moscou en 1911 pour rejoindre les cubo-futuristes à Paris ; c’est un tableau de Lentoulov
Cathédrale Saint-Basile le Bienheureux, 1913 qui ferme le premier chapitre.
Deuxième moitié du XIXe siècle, «L'intelligentsia se rapproche du peuple, revient aux arts populaires dans lesquels elle puise son inspiration et fait le choix de ne pas suivre ce qui se fait à Paris», alors en pleine ébullition avec la révolution impressionniste, selon Marie-Pierre Salé. Ce retour à la Russie traditionnelle s'exprime dans la représentation de «la terre russe» avec ses immenses steppes, ses villages aux églises et maisons de bois dans lesquels la vie a peu évolué depuis le XVIIe siècle, et aussi des travaux des champs d'un peuple à peine sorti du servage, aboli en 1861. Ces artistes sont souvent proches des grands écrivains russes tels Tourgueniev, Tchekhov, et Bounine qui décrivent , à la même époque le «lien fondamental unissant l’homme et la nature, dont les datcha (maisons de bois en rase campagne) sont le symbole».
«L’inégalité et la misère»
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Bois de bouleaux (1879), huile sur toile. Arkhip Ivanovitch Kouindji (1842 - 1910) DR / Moscou, Galerie Tretiakov |
Préférant décrire les steppes immenses et la réalité sociale contemporaine aux paysages idéalisés, historiques ou italianisants, les peintres privilégient les paysages russes comme Kouindji qui peint un
Bois de bouleaux, 1879 ou
Matin sur la rivière Dniepr, 1881. En 1863, un groupe de jeunes artistes refuse de concourir à l’Académie sur des sujets tirés de la mythologie occidentale et rejette l’idéalisme : ils veulent des sujets russes, en prise avec la réalité sociale contemporaine. Répine, fut l’un de ceux-là : il appréhenda la réalité russe à travers de nombreux portraits et des scènes de la vie politique et sociale comme par exemple cette
Procession religieuse dans le gouvernement de Koursk, 1881-1883. Sur ce tableau, au premier plan, un service d’ordre empêche des pauvres et des mendiants de s’approcher de la foule.
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L'Apothéose de la guerre (1871), huile sur toile. Vassili Vassilievitch Verechtchaguine DR / Moscou, Galerie Tretiakov |
Une autre toile extrêmement réaliste, signée par Vassilievitch - un peintre militaire qui participa à de nombreuses guerres -, évoque une terre ravagée et désolée, comme envahie par une amas de crânes et d’ossements sur lequel pullulent les corbeaux charognards. On est loin des sujets esthétisants proposés dans les Académies. Les
Glaneurs de charbon, de Kasatkine (1894), ou
Travaux sur la ligne de chemin de fer, de Savitsky (1874) rendent compte d’une réalité sociale difficile. «
Si l’abolition du servage avait fait naître, dans les milieux progressistes, un grand espoir de progrès social, la condition du peuple russe, au centre des préoccupations des réalistes influencés par la pensée de Léon Tolstoï, restait marquée par l’inégalité et la misère», soulignent les commissaires.
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Cheminée Volga et Mikoula Selaninovitch (1898 - 1900), céramique émaillée. Mikhaïl Alexandrovitch Vroubel (1856 - 1910) © Patrice Schmidt, Paris, musée d'Orsay. |
La Russie de la fin du XIX
e siècle redécouvre aussi dans l’art populaire une source de renouvellement artistique qui joue par ailleurs un rôle déterminant dans l’émergence du «Style moderne», l’Art nouveau russe. Le néo-russe s’est exprimé en particulier dans deux centres de créations principaux : Abramtsevo, près de Moscou, sous l’impulsion de l’industriel et mécène Savva Mamontov, et Talachkino, près de Smolensk, à l’initiative de la princesse Maria Ténichéva. Les sujets sont puisés dans l’histoire et le patrimoine d’avant le siècle de Pierre le Grand et dans les contes ou
bylines (chants épiques) comme par exemple une grande tenture murale intitulée
La Petite fille et le génie de la forêt de Vassilievna (1899).