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Côte d'Ivoire

Paroles de Rastas

Le chanteur Alpha Blondy se déclare «anti-guerre... anti-coup d’Etat».(Photo : Onuci-PIO/Ky Chung)
Le chanteur Alpha Blondy se déclare «anti-guerre... anti-coup d’Etat».
(Photo : Onuci-PIO/Ky Chung)
Alpha Blondy, l’aîné, et Tiken Jah Fakoly, le dauphin, n’ont pas attendu la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002 pour mettre en musique la crise politique ivoirienne. Depuis que le concept d’ivoirité a fait irruption sur la scène nationale, ils n’ont cessé de dénoncer cette dérive. Leur engagement ne se dément pas dans les positions que les deux figures de la chanson ivoirienne continuent de prendre sur la déchirure politico-militaire de leur pays.

Depuis 2002, le chanteur ivoirien, Tiken Jah Fakoly a pris ses distances avec les anciens rebelles.
(Photo : AFP)
Sitôt le scrutin présidentiel remporté en 1995 par Henri Konan Bédié, Alpha Blondy critiquait déjà la tribalisation de la vie politique ivoirienne, en jouant des origines communautaires des principaux protagonistes (dioula, bété, baoulé) pour chanter: «Ils ont dioulaïsé le débat, ils ont bétéïsé le débat, ils ont baoulisé le débat». De son côté, en 1998, alors que le régime Bédié atteignait des sommets d’impopularité, le «Cours d’Histoire» de Tiken Jah Fakoly visait lui aussi les chantres de l’ivoirité, accusés de vouloir manipuler l’histoire et «mettre en péril l’unité nationale». Celle-ci a en effet commencé à se fissurer sérieusement, à coups de vexations grandissantes, voire de chasses aux Ivoiriens du Nord ou aux étrangers, partisans présumés de l’ancien Premier ministre, Alassane Ouattara. En tout cas, moins d’un an après la sortie de ce disque, l’actualité rattrapait Fakoly avec l’expulsion de plusieurs milliers de Burkinabès, chassés des terres qu’ils cultivaient dans la région de Tabou, dans la boucle du cacao.

Autre chanson prémonitoire tirée du «Cours d’histoire» de Fakoly, «Nationalité», où il chante que si «on peut fabriquer des révoltés avec des doctrines, on peut aussi en fabriquer avec l’injustice». L'année suivante, en décembre 1999, le général Gueï et «ses jeunes gens» déposaient Henri Konan Bédié, promettant de «balayer la maison» et de remettre de l’ordre, avant de rendre le pouvoir aux civils. Mais l’espoir sera de courte durée, en premier lieu pour Alpha Blondy. Sous la transition militaire (décembre 1999-octobre 2000), il verra en effet des militaires débarquer dans sa résidence du quartier de la Riviera, à la recherche d'une «cache d’arme du RDR», le parti d’Alassane Ouattara.

Alpha Blondy en 2002 : «Vous voulez que je sois RDR, je suis RDR».

A l’époque, la vie politique ivoirienne se radicalise déjà. Mais elle ne recoupe pas encore les clivages ethniques. Les Rastas Ivoiriens du Nord ne sont en effet pas les seuls à dénoncer l’ivoirité. Originaire du Sud, le musicien de reggae, Serge Kassy, condamne lui-aussi l'ivoirité avec fermeté. Et cela d’autant plus que sur la scène politique du moment, le Général Gueï se sert à son tour du funeste concept, pour se maintenir au pouvoir. A l’approche des élections de 2000, qui excluent Ouattara, l’enthousiasme de Tiken Jah Fakoly se refroidit également. L’enfant d’Odiene enregistre «Le pays va mal». «L’armée est divisée…les étudiants sont divisés… la société est divisée…», chante-t-il, à juste titre, malheureusement.

Deux ans après l’intrusion des «hommes en tenue» à son domicile, Alpha Blondy s’est vu refuser le renouvellement de son passeport, pour suspicion de sympathie pour le RDR. Il décide alors de s’inscrire effectivement au parti de Ouattara. «C’était une réplique à cette accusation ivoiritaire qui voulait que tous les gens qui avaient des noms à consonance nordique soient RDR», explique Alpha Blondy. «Vous voulez que je sois RDR, je suis RDR».

Tiken Jah Fakoly en 2002: «je comprends le combat» des rebelles

Quand éclate le coup d’état du 19 septembre, Tiken Jah Fakoly est à Bamako. Il apprend que des militaires en armes sont passés dans sa maison de Yopougon pour voir «si tout allait bien», ce qui ne manque pas de l’inquiéter… Depuis l’année 2001, ses prises de position font grand bruit à Abidjan. On lui suppose des sympathies pour les rebelles. Il se garde bien de les revendiquer, sans pour autant les cacher à qui l’interroge. «Je ne soutiens pas les rebelles, mais je comprends leur combat. Nous avons été victimes de beaucoup de choses en Côte d’Ivoire. Moi je peux m’exprimer dans mes chansons, mais je pense que prendre les armes c’était malheureusement la seule manière pour eux de revendiquer», dit-il.

Quelques mois plus tard, l’assassinat du comédien et ami Camara H par des escadrons de la mort achève de convaincre Fakoly de s’installer durablement dans la capitale malienne. En revanche, Alpha Blondy, qui chantait autrefois «la kalachnikov love, ça peut te destroy», paraît sceptique quant à la conquête du pouvoir par les armes. «Je n’ai pas pris parti contre les rebelles», se justifie-t-il aujourd’hui «Je suis un anti-guerre, je suis un anti-coup d’Etat (…) Quand l’ivoirité est entrée dans les camps militaires par le biais de Mr Gueï, les frères d’armes se sont massacrés, torturés, et les survivants fugitifs sont ceux qui sont à l’origine de la dernière  rébellion».

Aujourd'hui, «il faut respecter la décision des papas de l'Union africaine»

Au total, Alpha et Tiken sont au moins d’accord sur un point: la nécessité de la présence militaire française, dans le cadre de l’opération Licorne, pour maintenir un semblant de paix dans le pays. Mais ils exigent aujourd’hui le démantèlement des bases françaises du Sénégal, du Gabon, du Tchad et de Djibouti, avant celle de la Côte d’Ivoire, quand la paix sera de retour. En attendant, et alors que la crise s’enlise, Tiken Jah Fakoly prend ses distances vis-à-vis des Forces Nouvelles. «Quand ils ont commencé à s’entretuer pour le pouvoir, j’ai dit que je n’étais pas d’accord. On ne peut pas prendre les armes contre Laurent Gbagbo parce qu’il a fait des charniers et qu’ensuite on découvre des charniers chez eux. Pour moi, c’était donc important de me désolidariser», plaide le chanteur.

A l’instar de tous les Ivoiriens, les deux artistes sont «fatigués» de la guerre. Ils ne paraissent plus croire en un quelconque sauveur providentiel. Bien qu’il ne soit pas favorable au maintien de Laurent Gbagbo au pouvoir, Fakoly assure, par exemple, qu’il faut «essayer de respecter la décision des papas de l’Union africaine». Quant à Alpha Blondy, il reste plus optimiste. Le 21 septembre dernier, il a été nommé «messager de la paix» par l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). Et s’il reconnaît que «toute la famille politique ivoirienne est coupable», il voudrait réunir les leaders ivoiriens pour qu’ils évacuent «leurs peurs» respectives et renouent le dialogue.


par Vladimir  Cagnolari

Article publié le 29/10/2005 Dernière mise à jour le 29/10/2005 à 16:43 TU