Terrorisme
Le mystère des prisons volantes
(Photo : AFP)
N313P, N85VM… Derrière ces codes mystérieux se cachent… des immatriculations d’avions : un Boeing 737 et un Gulfstream. Le premier a été remarqué à plusieurs reprises ces derniers mois sur l’aéroport de Palma de Majorque, dans l’archipel des Baléares au large de l’Espagne. Vu également en Roumanie, en Macédoine, en Irak et en Afghanistan. Quant au deuxième appareil, il a été repéré plusieurs fois en 2004 en Irlande, avant de passer au Maroc, aux Etats-Unis et en Egypte. Ces deux aéronefs n’assurent pas de liaisons régulières, mais plutôt des vols un peu spéciaux. D’après plusieurs enquêteurs, ils auraient été affrétés par la CIA (Central Intelligence Agency, services secrets américains). A leur bord, des passagers suspectés d’appartenir à des réseaux terroristes islamistes. Autrement dit, ces «avions-prison» auraient utilisé des aéroports notamment en Europe comme plate-forme pour le transport, la détention illégale, voire la torture de ces présumés islamistes.
Tout a commencé, en fait, en février dernier. Deux hebdomadaires américains, Newsweek et The New Yorker, jettent un pavé dans la mare en révélant que la CIA envoie clandestinement de présumés terroristes en Egypte, en Jordanie, au Maroc… des pays qui ont recours à la torture. D’après nos confrères, il s’agit de sous-traiter la détention et les interrogatoires de ces suspects, quitte à le faire de manière «musclée». D’après un haut responsable policier de la région, cité récemment par le quotidien Le Figaro, «les Etats-Unis font appel à des enquêteurs arabes en raison de leur savoir-faire».
Les journalistes américains affirment aussi que la CIA aurait mis en place un réseau de transport aérien pour déplacer illégalement ces prisonniers, avec au moins quatre appareils qui auraient fait escale dans des aéroports européens. Les plans de vols indiquent des escales à Palma de Majorque (Espagne), à Bucarest (Roumanie), à Skopje (Macédoine), à Shannon (Irlande).
Sites noirs, vols gris
Début novembre, un autre journal américain, The Washington Post, publie à son tour une longue enquête qui met en lumière le recours, par les autorités américaines, à des sites de détention à l’étranger, pas seulement dans le monde arabe, mais aussi en Europe de l’Est. Ces prisons secrètes auraient été mises en service au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001, pour détenir et interroger des personnes suspectées d’appartenir au réseau d’Al-Qaïda. L’ONG américaine Human Rights Watch cite deux pays, la Pologne et la Roumanie, soupçonnés d’abriter ces «sites noirs». Démentis formels et immédiats des autorités polonaises et roumaines. Mais la Commission européenne, alertée, a décidé d’ouvrir une enquête. «En ce qui concerne le traitement des prisonniers, il est clair que la totalité des vingt-cinq pays membres qui ont signé la Convention européenne des droits de l’Homme et la convention internationale contre la torture sont censés respecter et appliquer les obligations de ces traités», explique Roscam Abbing, porte-parole de la Commission européenne.
L’inquiétude des associations de défense des droits de l’Homme concerne autant les fameux «sites noirs», les prisons secrètes de la CIA à travers le monde, que les quatre avions qui transportent les prisonniers. Et cette interrogation : comment les pays européens peuvent-ils se rendre complices des services secrets américains, en laissant les «avions-prison» de la CIA utiliser leurs aéroports ? Cette question agite visiblement de plus en plus d’habitants du Vieux Continent depuis quelques jours. Chaque jour apporte son lot de révélations concernant les escales européennes de ces vols supposés discrets d’appareils de la CIA : l’Irlande, la Roumanie, la Suède, la Norvège, la Hongrie, l’Espagne, l’Islande, la Macédoine… Dans chacun de ces pays, les autorités sont sommées de s’expliquer, sous la pression des partis d’opposition ou des opinions publiques.
En Suède, le gouvernement affirme sereinement qu’une «enquête est en cours». A Lisbonne, les autorités démentent l’existence de vols secrets de la CIA dans l’espace aérien portugais, depuis leur arrivée au pouvoir en mars 2005. La Norvège a demandé des éclaircissements à l’ambassade des Etats-Unis à Oslo, au sujet de l’escale d’un des «avions-prison». A Dublin, le gouvernement irlandais a réaffirmé avoir reçu l’assurance de Washington que des prisonniers de la CIA ne transitaient pas par l’aéroport de Shanonn. En Espagne, le chef de la diplomatie doit comparaître dans les prochains jours devant la commission des Affaires étrangères du Congrès des députés, pour s’expliquer. Le ministre de la Défense affirme qu’il n’existe «aucune preuve» d’activités illicites de la CIA sur le territoire espagnol.
Profil bas à Washington
Jusqu’à présent, les autorités américaines sont restées passablement discrètes par rapport à ces soupçons. Les informations relatives à l’utilisation de sites européens pour le transport, la détention illégale et la torture de présumés terroristes ne sont ni confirmées, ni infirmées. Seule déclaration, celle du porte-parole de Département d’Etat, Adam Ereli, la semaine dernière : «Avec tous ces pays (Suède, Norvège, Hongrie, Espagne, Roumanie, Pologne…), nous avons des relations étroites, cordiales et productives dans un large éventail de domaines, dont la coopération dans la guerre contre le terrorisme. Et cette entente, cette coopération, ce partenariat se poursuivent».
L’analyse est moins laconique dans les propos de David Rothkopf, expert international en géopolitique. Pour lui, «si les prisonniers en question ont été maltraités ou torturés, ou envoyés dans des prisons secrètes, où il ne se passe rien de bon, ces pays (européens) vont être considérés comme des complices, et les conséquences risquent d’être plus graves pour les gouvernements locaux» que pour les Etats-Unis.
par Olivier Péguy
Article publié le 21/11/2005 Dernière mise à jour le 21/11/2005 à 18:22 TU