Soudan
La paix s’étend au Nil
(Photo: Gabriel Kahn/RFI)
De notre envoyé spécial
L’épave du Bordein, rouille, solitaire, au milieu d’un champ, dans le chantier naval de Khartoum, sur la rive craquelée du Nil bleu. Ce bateau de guerre construit par les anglais lors de leur guerre contre le Mahdi à la fin du XIXème siècle, témoigne d’une réalité profondément ancrée dans l’histoire du Soudan : le Nil y est un vecteur de prospérité, mais aussi de guerre.
«Le Nil a toujours été utilisé pour faire la guerre», souligne Suleiman Abdel Munim, le responsable technique de la Corporation de transport sur le Nil. «Il est l’unique et le principal moyen de transport entre Kosti et Juba, c’est à dire entre le Nord et le Sud. Durant la dernière guerre, les attaques étaient fréquentes et la navigation a dû être totalement interrompue dès 1993. Elle a repris à partir de 1990 sous forme de convois militaires. Le trajet prenait alors 3 à 4 mois entre Kosti et Juba au lieu de 24 jours dans des conditions normales», précise-t-il.
Les sirènes du Tabaldia, un solide remorqueur, retentissent deux fois et c’est l’effervescence sur le port de Juba, la nouvelle capitale du Sud Soudan. Les passagers se bousculent sur la passerelle en bois qui relie le Tabaldia à la rive noire et boueuse. Les uns portent leur lit, d’autres tirent des chèvres, un homme transporte un vieux professeur d’école dans ses bras. L’embarcation est constituée du remorqueur et de trois péniches. Les 12 membres d’équipage et les 11 militaires chargés de protéger l’embarcation contre les bandits armés sont tous des musulmans du Nord Soudan, sauf William, un Dinka de Bor, le fief de son ethnie. William a le don de distinguer les crocodiles et les hippopotames qui se nichent dans la muraille de papyrus de 5 mètres de haut qui bordent l’étroit bras du Nil dans lequel s’est engagé le Tabaldia en direction de Kosti, 1 436 Km en aval. Il voit même parfois des lions.
«Nous aurions dû entretenir de meilleures relations avec la SPLA»
Peu de temps après avoir quitté Juba, nous entrons dans l’immense marécage du Sud, le plus grand du monde. Là, gît le pétrole tant convoité. Sur les berges des machines abandonnées témoignent de la fuite précipitée de la compagnie pétrolière Total qui a une vaste concession âprement disputée par des sociétés britanniques, dans les environs de Bor. «Nous aurions dû entretenir de meilleures relations avec les rebelles sudistes de l’Armée de libération des peuples du Soudan (SPLA) qui sont arrivés au pouvoir», confesse un diplomate français.
Le capitaine du Tabaldia, Ahmed Abdel Aziz, porte 4 profondes cicatrices rituelles sur ses joues. A soixante ans, après 46 ans de navigation, il connaît tous les pièges du Nil : ses bas-fonds, ses multiples bras quand il traverse les marécages et ses tribus belliqueuses. En 1997, Ahmed Abdel Aziz a eu la jambe gauche traversée par une balle lors d’une embuscade, alors qu’il était à la barre. «Durant la guerre, nous devions nous arrêter tous les trois jours pour laisser les militaires ratisser devant nous. Quand on était attaqué, on avait un mot d’ordre : avancer. C’est comme cela que j’ai été blessé. Ce jour-là, beaucoup de gens sont morts. On ne s’est pas arrêté et j’ai gardé cette balle dans ma jambe durant deux mois», se rappelle le capitaine.
L’embarcation progresse difficilement à travers les marécages. Le passage est étroit. Les papyrus étendent leur masse mouvante jusqu’à l’horizon. A la mi-journée, nous arrivons à Bor, le fief de l’ethnie Dinka et le lieu de naissance du défunt chef rebelle, John Garang. Il s’agit d’un grand village plutôt qu’une petite ville. Les maisons y sont dissimulées par de hauts murs de papyrus séchés. De magnifiques vaches blanches, décorées de tissus multicolores, sont poussées par des jeunes hommes ceints de peaux de léopard et recouverts de cendre. Ils viennent offrir ces vaches en chantant et en dansant au père d’une jeune fille pour la marier. «La vache ici est l’alpha et l’oméga. Les habitants de Bor n’ont qu’un souci : posséder des vaches», explique William.
«Khartoum est la capitale du Soudan»... «Non, c’est seulement la capitale du Nord Soudan»
Après cinq jours de navigation dans une étendue presque inhabitée, la mer de papyrus fait place à des roseaux. Nous arrivons à Malakal, à 600 Km en aval de Juba. C’est la première ville qui est munie d’un vrai quai. C’est encore le Sud Soudan, mais l’influence du Nord est importante. Contrairement à Khartoum, où les populations du Sud sont confrontées à un réel problème d’intégration, à Malakal, les populations arabisées et africaines se mêlent sans heurts, du moins en ville. Dans les campagnes, la guerre civile a laissé des traces encore brûlantes et le retour des déplacés ne fait que commencer.
Quatre cents Km nous séparent encore de Kosti, la destination finale du Tabaldia. Sur la proue du navire, une légère brise chasse l’odeur des excréments et du poisson mis à sécher au soleil. Une conversation enflammée s’est engagée entre John, qui a passé toute sa vie – 21 ans – en exil en Ouganda et un ancien rebelle de la SPLA. «Khartoum est la capitale du Soudan», soutient John. «Non, c’est seulement la capitale du Nord Soudan. Bientôt, le Sud sera indépendant», rétorque l’ancien rebelle.
Les bateaux ne peuvent pas naviguer en aval du port de Kosti, où le Nil est bloqué car un pont ne s’ouvre plus. Kosti est gardé par une importante position militaire gouvernementale : des orgues de Staline (canon multi tubes), des tanks et des mitrailleuses pointent leurs canons vers Nil. Ici commence le réseau routier. Il s’étire au milieu d’un territoire semi-aride. Des hommes enturbannés y accompagnent sous un soleil de plomb des troupeaux de chèvres et de vaches. Le Sud Soudan, ses peuples et ses marécages sont déjà loin. La paix ne changera pas facilement cette réalité.
par Gabriel Kahn
Article publié le 23/12/2005 Dernière mise à jour le 25/12/2005 à 15:19 TU