Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

France

«Une réaction proportionnée à l’émoi de la communauté juive»

Ilan Halimi, un jeune homme de 23 ans, a été enlevé, séquestré, torturé à mort par une bande de criminels qui se faisait appeler le «gang des barbares». Ce crime odieux a provoqué un très vif émoi en France, notamment dans la communauté juive, à laquelle appartenait la victime. Le chef de l’Etat, lui-même, a réagi et a décidé d’assister à la cérémonie religieuse organisée à la mémoire du jeune homme. Pour Jean-Yves Camus, politologue et co-auteur avec Annie Paule Derczansky d’un ouvrage intitulé Le monde juif, la nature du crime, les conditions dans lesquelles il a été commis, les raisons qui l’ont motivé et le contexte social dans lequel il intervient expliquent l’impact de cet acte, qu’il juge indiscutablement antisémite.
Jean-Yves Camus.(Photo : RFI)
Jean-Yves Camus.
(Photo : RFI)

RFI :  Qu’est-ce qui explique que le meurtre d’Ilan Halimi ait provoqué un tel émoi en France en général, dans la communauté juive en particulier ?

Jean-Yves Camus : Tout d’abord, les enlèvements avec demande de rançon sont rarissimes en France. Ceux qui se terminent par la mort de l’otage le sont encore plus. Le deuxième élément, c’est que le mode opératoire du groupe, qui ne répond à aucun mobile politique particulier mais qui n’est pas non plus lié à une des familles du grand banditisme organisé, c’est un gang de cité, est nouveau. C’est ce qui explique aussi que l’enquête ait été difficile et que certaines accusations aient été lancées, notamment dans la communauté juive, sur les éventuelles erreurs qu’aurait pu commettre la police dans le traitement de l’affaire…

Pourquoi autant d’émotion dans la communauté juive ? Parce qu’il est apparu que si l’antisémitisme n’était pas l’élément déclencheur, il venait se greffer quand même sur le motif crapuleux : les gens qui ont enlevé Ilan Halimi étaient persuadés qu’enlever un juif, c’était avoir la certitude que sa famille pouvait payer la rançon et que si sa famille ne le faisait pas, la communauté juive, qu’ils voient visiblement comme une entité homogène, pouvait se cotiser pour payer la rançon en question.

RFI : Est-ce que cela suffit à rendre ce crime antisémite ?

JYC : Si ce n’est pas de l’antisémitisme, qu’est-ce c’est ? Imaginons qu’on enlève en France un musulman et que la demande de rançon soit : si votre famille ne peut pas payer cotisez-vous dans les mosquées, ce sera bien évidemment un crime islamophobe. Pour ma part, je le qualifierais comme tel. La moindre des choses, c’est que l’on considère donc, lorsque la victime est juive, que c’est un crime antisémite. Le drame est dans le fait qu’on a, aujourd’hui en France, un accroissement des communautarismes. On ne voit plus les gens comme des citoyens ou des individus mais comme appartenant à un groupe primaire qui est essentialisé. Il n’y a aucune raison particulière pour que, lorsque vous appartenez à un groupe religieux ou ethnique, la totalité du groupe auquel vous appartenez se cotise pour payer votre rançon. C’est un truc de fou !

RFI : Cette affaire justifie-t-elle une réaction aussi exceptionnelle du Premier ministre, Dominique de Villepin, et du chef de l’Etat, Jacques Chirac, tous les deux présents à la cérémonie religieuse organisée à la mémoire d’Ilan Halimi ?

JYC : Je rappellerais tout d’abord que lorsque l’attentat contre le restaurant Goldenberg avait eu lieu, François Mitterrand, alors président de la République, s’était rendu à la synagogue de la rue Pavée. C’est donc certes une réaction inhabituelle, mais elle n’est pas unique. Il y a un précédent.

RFI : Peut-on comparer l’impact d’un attentat et d’un meurtre ? Un attentat n’est-il pas plus choquant ?

JYC : Au contraire, l’attentat est plus facile à supporter que le meurtre. L’attentat de la rue des Rosiers était clairement inspiré par des motifs liés au conflit moyen-oriental. Ici, il n’y a absolument rien de tel. C’est ordinaire. Les gens qui cherchent aujourd’hui à tout prix à montrer qu’il y a une connotation islamiste au meurtre d’Ilan Halimi sont, à mon avis, en train de faire une grave erreur. Car l’affaire serait moins grave si l’on avait affaire à un gang de gens islamisés ou politisés dont on cernerait précisément les préjugés antisémites. Alors que là, ce sont des gens qui ont tout simplement le préjugé courant et extrêmement ancien, y compris dans la France profonde bien évidemment non musulmane, selon lequel tous les juifs sont commerçants et tous les commerçants juifs sont riches. C’est un stéréotype effroyablement banal.

RFI : Ce qui rend, selon vous, ce crime insupportable c’est le fait qu’il traduit l’existence d’un antisémitisme profond ?

JYC : Tout dépend ce que l’on entend par profond. Je ne pense pas que les auteurs soient des gens qui ont une culture politique antisémite ou une culture religieuse antisémite. Je suis infiniment persuadé que ce ne sont pas des musulmans pratiquants. Leur préjugé anti-juif n’est vraisemblablement ni de nature théologique, ni de nature politique. Cela tendrait, je dis bien tendrait, à prouver que l’antisémitisme est aujourd’hui banal et s’articule autour de préjugés qui n’ont rien à voir avec le conflit moyen-oriental. Là, on est dans le cadre du bon vieil antisémitisme qui existe en Europe depuis des millénaires qui consiste à associer les juifs et l’argent.

RFI : En décidant d’assister à la cérémonie religieuse et de ne pas participer, comme cela lui avait été demandé, à la marche qui doit avoir lieu à l’appel des associations anti-racistes, Jacques Chirac a-t-il fait le bon choix ?

JYC : Les avis sont partagés. Certains regrettent, comme le président de la Licra Patrick Gobert, que le président de la République ait choisi d’aller, jeudi soir, à la synagogue de la Victoire, c’est-à-dire dans un lieu communautaire, plutôt que de se rendre dimanche à une manifestation qui devrait être celle de tous les Français. Il n’a peut-être pas tort. Ceci étant, le président de la République, à mon sens, a davantage sa place dans une cérémonie officielle que dans une manifestation de rue…  Comme Nicolas Sarkozy et plusieurs ministres se rendront à la manifestation dimanche, on ne peut pas faire le procès au gouvernement de ne pas la prendre au sérieux. La participation de membres du gouvernement à une manifestation est suffisamment exceptionnelle pour que cela soit mentionné.

RFI : La réaction des politiques correspond-elle aux attentes de la communauté juive ?

JYC : Je dirai que c’est à la hauteur de l’événement et de l’onde de choc qu’il provoque. C’est une réaction proportionnée à l’émoi suscité dans la communauté juive qui attend depuis longtemps, depuis le début de la vague d’actes antisémites il y a cinq ou six ans, que les pouvoirs publics montrent qu’ils s’intéressent réellement à la remontée de l’antisémitisme. C’est un geste qui est de nature à rassurer la communauté juive sur le fait qu’elle n’est pas abandonnée par les pouvoirs publics.

RFI : Est-ce que ce qui va rassurer la communauté juive ne risque pas de provoquer de l’incompréhension de la part de certains membres de la communauté musulmane ?

JYC : Pas du tout. D’ailleurs, je constate que l’Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis, qui a organisé les manifestations contre les caricatures, vient de publier un communiqué de presse de soutien à la communauté juive. Plus encore que la réaction de Dalil Boubakeur [recteur de la Mosquée de Paris et président de Conseil français du culte musulman], c’est une réaction qui sera comprise par de nombreux juifs, moi le premier, comme quelque chose de vraiment très très positif. Il faut arrêter le délire insensé de la concurrence des mémoires.


par Propos recueillis par Valérie  Gas

Article publié le 23/02/2006 Dernière mise à jour le 23/02/2006 à 18:51 TU