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Economie

Polémique sur la fusion Suez-Gaz de France

Le pdg de Suez, Gérard Mestrallet (G), le ministre de l'Economie, Thierry Breton, et le pdg de Gaz de France, Jean-François Cirelli, se sont entretenus avec les représentants syndicaux à Paris.(Photo : AFP)
Le pdg de Suez, Gérard Mestrallet (G), le ministre de l'Economie, Thierry Breton, et le pdg de Gaz de France, Jean-François Cirelli, se sont entretenus avec les représentants syndicaux à Paris.
(Photo : AFP)
Annoncée dans l’urgence par le Premier ministre, Dominique de Villepin, la fusion de la société semi-publique Gaz de France, dont l’Etat détient 80,2% des parts, avec le groupe privé français d’énergie Suez a contré in extremis une éventuelle OPA hostile du groupe italien d’électricité Enel sur Suez, suscitant la colère des Italiens qui dénoncent une forme de protectionnisme français au marché européen. Si la fusion-acquisition Gaz de France-Suez donne naissance au deuxième groupe mondial d’électricité et de gaz, « une belle opportunité », estime l’UMP, c’est bel et bien le spectre de la privatisation de Gaz de France qui inquiète syndicats et partis de gauche, en dépit de Bercy de garder une minorité de blocage dans le capital, entre 34 et 35%. A cœur des frictions: les modalités de la fusion techniquement compliquée, le sort des salariés, le patriotisme économique et l’avenir de la politique environnementale et énergétique européenne.

La déclaration soudaine de Dominique de Villepin samedi 25 février sur une fusion stratégique pour l’avenir énergétique de la France s’est rapidement traduite dans les actes : dans les heures qui ont suivi l’annonce du rapprochement de deux géants de l’énergie, le groupe Suez (41,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2005, 161 000 employés, premier actionnaire : Groupe Bruxelles Lambert, avec plus de 7,2%) et la société publique Gaz de France (22,4 milliards d’euros en 2005 de chiffre d’affaires, plus de 38 000 salariés), les conseils d’administration des deux entreprises ont validé la décision de créer l’un des plus gros groupes d’énergie du monde. Reste, pour pérenniser ce montage, le recours à la voie française législative, afin de modifier le statut de société publique de Gaz de France, faute de quoi la fusion serait impossible. La « belle opportunité » de « faire un grand champion international » dans les secteurs du gaz et de l’électricité, estime l’UMP, le parti gouvernemental, sera finalisée au premier semestre 2006 pour une capitalisation boursière de 70 milliards d’euros.

Paradoxalement, Gaz de France (marché du gaz) avait quitté EDF (marché de l’électricité) mais fusionne à nouveau aujourd’hui avec Suez (marché de l’électricité), faisait remarquer l’éditorial du journal Le Monde du 28 février. La raison invoquée : « Dans un contexte d’accroissement de la dépendance énergétique européenne, la taille critique du nouveau groupe en fait un partenaire naturel des grands pays producteurs [de gaz] », avertissent les deux entreprises dans leur communiqué de presse. En ligne de mire, les fournisseurs russe (Gazprom), algérien, égyptien ou du Qatar. Techniquement compliqué, ce rapprochement entre les deux groupes énergétiques français doit se faire sur la base d’un échange d’une action Gaz de France contre une action Suez, par le biais d’une offre publique d’échange (OPE) de Gaz de France absorbant ainsi Suez. A la tête du nouveau groupe : le patron de Suez Gérard Mestralet et le patron de Gaz de France Jean-François Cirelli, en numéro deux.

Privatisation au nom du patriotisme

Si l’opération est inattendue, les raisons qui la sous-tendent sont critiquées. Tel un réflexe de patriotisme économique comme réactivé par les remous provoqués par la récente OPA de l’indien Mittal sur le sidérurgiste luxembourgeois Arcelor, la rapidité de la décision de Villepin a eu, en fait, pour but de contrecarrer la tentative d’achat officieuse mardi du premier producteur italien d’électricité, le groupe Enel, sur le groupe Suez. L’objectif d’Enel était de s’emparer d’une filiale de Suez. Mais la méthode Villepin n’a pas plu aux Italiens, qui s’estiment s’être fait « couper l’herbe sous le pied » : sollicitant immédiatement la Communauté européenne pour qu’elle inflige d’éventuelles sanctions à la France qui refuse de facto l’Europe de l’énergie par son « énorme violation des règles communautaires », le ministre italien de l’Industrie, Claudio Scajola, s’est vu répondre que le soutien du gouvernement français à la fusion Suez-Gaz de France n’enfreignait pas les règles européennes de libre circulation des capitaux. La fusion semble respecter la législation européenne, a ajouté lundi Jacques Barrot, commissaire européen aux Transports. Bruxelles, qui estime d’ailleurs le marché européen de l’énergie beaucoup trop concentré, va toutefois examiner « avec détermination » la fusion, tant sur le plan de la concurrence que celui du marché intérieur, et se prononcera dans les prochains jours.

Début de concertation avec les syndicats

La méthode Villepin n’a pas, non plus, plu au Parti socialiste (PS) : « C’est un petit arrangement dans le bureau du Premier ministre pour protéger les intérêts financiers du groupe Suez », a estimé le porte-parole, Julien Dray, dénonçant « l’habitude » prise du Premier ministre de « passer en force », ou « à la hussarde », comme l’a aussi indiqué Arlette Laguillier, de Lutte Ouvrière.

La méthode Villepin est également critiquée par les syndicats qui envisageaient lundi 27 février une riposte commune: la CFDT, la CGT et FO, qui devaient être reçus lundi par le ministre de l’Economie, Thierry Breton, pour discuter du statut public des agents de l’opérateur public de gaz (l’objectif affiché du gouvernement est de maintenir l’emploi), dénonçaient la privatisation de fait de Gaz de France, malgré une minorité de blocage de l’Etat (entre 34 et 35%) que le gouvernement Villepin promettait de maintenir. L’Etat détient aujourd’hui 80,2% de la société publique Gaz de France, les salariés 2,3%.

« Le gouvernement avait pris devant le Parlement la responsabilité de maintenir la participation publique dans le capital de Gaz de France à 70% », rappelle Julien Dray.  « Cette fusion se fait au mépris de la loi, dénonce-t-il, et dans une rupture du contrat que représente la loi au regard des citoyens ». « Ces engagements ne fonctionnent que pour ceux qui veulent les croire » puisqu’en réalité, « ils sont en permanence bafoués », estime le député de l’Essonne. Même constat de Roger-Gérard Schwartzengberg, le député PRG du Val-de-Marne : cette fusion va « provoquer la privatisation de fait de Gaz de France avec la bénédiction de son président Jean-François Cirelli, naguère directeur adjoint du cabinet de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, et malgré l’engagement solennel de Nicolas Sarkozy, alors en poste à Bercy, de maintenir à 70% la participation de l’Etat dans Gaz de France».

Pour l’UMP en revanche, « le contexte a évolué » par rapport à 2004. A cette date, la loi sur l’ouverture du capital de Gaz de France prévoyait un seuil infranchissable en deçà duquel la part de l’Etat dans Gaz de France ne devait pas baisser en raison du caractère stratégique du gaz, soit 70%. C’est cette loi que Villepin voudrait voir modifier par un projet de loi gouvernemental pour rendre la fusion possible.

Bien qu’également favorable à la fusion, parce qu’elle évite « le démantèlement » du groupe Suez, la CFDT de Suez se dit « gênée » par « l’absence de vision sur le social et sur l’emploi et de détails sur le projet industriel du nouveau groupe ». C’est aussi ce que déplore le PS, qui ne voit pas de fusion sans restructuration, et donc sans « vagues de licenciements » mais qui estime, pour sa part, que cette opération « fragilise l’autre grand en matière d’énergie, EDF ». « Il n’y a qu’une logique financière » à cela, « les actionnaires de Suez toucheront les bénéfices, les citoyens, eux, seront mis à contribution pour favoriser des intérêts privés ». Les cinq millions d’actionnaires d’EDF étaient aussi bénéfiquement concernés lundi par l’envol de l’action EDF, portant sa progression à 44% depuis son entrée en Bourse en novembre.

Regroupement de l’énergie européenne

Leader sur le marché du gaz, placé en deuxième position du secteur de l’électricité européenne, le nouveau groupe deviendra le concurrent du numéro un, EDF (Electricité de France, avec 81 milliards d’euros de capitalisation dont 87,30% détenus par l’Etat), et du numéro trois, l’allemand E.ON (65,5 milliards d’euros de capitalisation). Le nucléaire ne sera pas absent des domaines de compétences du nouvel ensemble, puisqu’il disposera des centrales nucléaires belges d’Electrabel dans le giron de Suez aujourd’hui. C’est « une belle opportunité de constituer l’un des grands champions internationaux en matière d’énergie », estime l’UMP, et « d’avoir pour notre pays deux des grands leaders de l’énergie parmi les trois principaux européens ». C’est une belle occasion de se livrer une guerre fratricide, relevait également lundi le quotidien La Tribune. Pour Le Figaro, cette fusion est un « acte politique majeur et courageux ». Le nouveau groupe « amène une vision sur l’énergie un peu plus complète car entre l’eau, l’électricité, la propreté, le gaz et les services à l’énergie, on a là un panel qui nous permet de répondre aux besoins », estime le délégué syndical CFDT de Suez, Bernard Larribaud. Pour Olivier Barrault, administrateur CGT de Gaz de France, la fusion est « un scandale » qui met « la sécurité des approvisionnement énergétiques de la France entre les mains des actionnaires belges ». Et Le Monde d’estimer : « la sécurité gazière de l’Europe passe par la constitution de grands groupes pan-européens et non par la construction de "champions nationaux" ».


par Gaëtane  de Lansalut

Article publié le 27/02/2006 Dernière mise à jour le 27/02/2006 à 18:58 TU