Somalie
El-Mahan : les quais de sable (2)
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
De notre envoyé spécial à El-Mahan
Un vieux cargo rouillé échoué sur la plage marque l’entrée du port d’El-Mahan. Nous sommes à une quarantaine de kilomètres au nord de Mogadiscio. C’est une simple plage protégée de la fureur de l’océan indien par une fragile barrière de corail, et de la violence du vent par un ourlet de dunes d’albâtre. Pour accéder à ce port du bout du monde il faut conduire une demi-heure sur des pistes tracées dans les dunes. On y croise des convois de camions hors d’âge, aux moteurs héroïques luttant contre le poids, le sable et la chaleur. Dans un virage l’une de ces bêtes de somme mécaniques a versé sur le bas-côté. Son chauffeur stoïque a rassemblé ses marchandises et attend le dépannage.
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
Autrefois les camionneurs n’avaient pas à se compliquer la vie : les bateaux arrivaient directement dans Mogadiscio. Mais avec la guerre civile, le port, enjeu stratégique, est devenu l’objet de luttes incessantes. Les chefs de guerre ont donc opté pour la délocalisation à El-Mahan. Il y a quelques semaines encore, le port était sous l’autorité de Bashir Ragé. Chef de guerre à la carrure de rugbyman vieillissant, il recevait son obole sur chaque marchandise débarquée sur la plage d’El-Mahan. Ses activités ne se limitaient pas aux marchandises. A quelques kilomètres de l’entrée du port, on peut voir une petite piste d’atterrissage. « Bashir Ragé s’en servait pour ses trafics illicites comme la drogue et les armes », assure notre accompagnateur. « Il s’en servait aussi, précise-t-il, pour ses contacts avec les agents américains », éphémères alliés des chefs de guerre contre les tribunaux islamistes. Aujourd’hui le port est passé sous la coupe des islamistes et il est dirigé par l’un de leurs puissants affidés dans le monde des affaires, Abokar Hadan.
Des enfants faméliques ramassent des grains de maïsEl-Mahan est le seul poumon économique de Mogadiscio. C’est ici qu’arrivent tous les produits consommés dans cette ville de deux millions d’habitants qui ne fabrique quasiment plus rien après quinze ans d’anarchie et de guerre. Des vêtements aux sacs de ciment, des câbles électriques aux bassines en plastique, des boites de conserve aux téléphones cellulaires, du sucre aux médicaments, tout arrive de Dubaï et, dans une moindre mesure, du Brésil ou de l’Indonésie. En échange les commerçants somaliens exportent chèvres, moutons, chameaux et crustacés.
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
« Cinq mille personnes vivent et travaillent ici », affirme avec une pointe de fierté Siad, l’un des employés du port. Coincé entre la plage, les dunes et les rangées de camions, un chapelet de baraques infestées de mouches accueille les prolétaires du port et leur famille. Dans ces casemates grouille tout un peuple accroché au maigre profit maritime comme à une bouée de sauvetage : camionneurs décharnés, manutentionnaires rugueux, réparateurs affairés et pêcheurs mélancoliques. Sur la plage qui sert de dépotoir des enfants faméliques ramassent des grains de maïs tombé lors des transbordements. « Pour certains, c’est leur seule nourriture », précise Siad.
Le souvenir d’un ministre portant un sac de riz
Les conditions de travail sont tout aussi hallucinantes que les conditions de vie. Les cargos mouillent au large. Pour les atteindre, les « dockers » doivent emprunter des pirogues jusqu’à la barrière de corail, puis de longues barges plates comme des limandes qui leur permettront de vider les cales gonflées des cargos arabiques. « C’est dangereux, peste Nouredine Hassan, un vieux manutentionnaire. La mer est forte et chaque semaine il y a des noyés ! » Nouredine rêve d’une aide étrangère qui permettrait de construire un quai de débarquement, « comme dans tous les vrais ports », dit-il. L’aide étrangère, cet homme y croit mordicus depuis qu’il a vu, un beau jour de 1992, un ministre français, Bernard Kouchner, sauter d’un cargo avec un sac de riz sur l’épaule… Les Somaliens se souviennent encore de ce geste, impensable sous ces latitudes. Pensez donc ! Un ministre portant un sac de riz ! « Demandez à la France de nous aider », lance-t-il en guise d’adieu.
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
Comme le salut, le danger vient toujours de la mer, mais pas uniquement des vagues. Les pirates somaliens rôdent au large et les attaques de cargos sont aussi fréquentes que les bancs de requins. « Souvent les commerçants récupèrent leurs marchandises contre rançon, mais il arrive aussi que leur navire disparaisse sans laisser de traces », précise un habitué du port. La piraterie est l’un des sujets de conversation favoris à El-Mahan. Sur la plage circulent de bouche à oreille ces histoires mi-rêvées mi-entendues de pirates attaquant cargos et paquebots des richissimes occidentaux.
Les fureurs maritimes, réelles ou supposées, intéressent davantage que la guerre que se livrent à Mogadiscio les maîtres du chaos. Seigneurs de guerre ou islamistes, pour les travailleurs d’El-Mahan peu importe qui contrôle le port. La seule chose qui compte réellement c’est qu’il y ait encore longtemps du travail et de l’argent.
par Olivier Rogez
Article publié le 20/06/2006Dernière mise à jour le 20/06/2006 à TU