Somalie
Mogadiscio, le chaos (1)
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
De notre envoyé spécial à Mogadiscio
Le vénérable DC9 d’African Airlines est pris d’un léger hoquet en pénétrant dans les couches basses de l’atmosphère poisseuse du sud de la Somalie, avant de se poser dans un long frisson métallique sur une piste en béton irrégulier. « Bienvenue en Somalie », grince un douanier maussade, manifestement plus préoccupé d’extorquer 25 dollars américains à chaque voyageur que de jouer les hôtesses d’accueil. Nous sommes à 100 km de Mogadiscio, sur la piste de Bali-Doglé, au milieu d’une brousse rendue verdoyante par les récentes pluies de mousson. Hormis une langue de béton tout juste assez longue pour accueillir l’appareil, il n’y a qu’une vieille casemate où ronronne un groupe électrogène, et un poste de garde surveillé par deux soldats entourant leur technical, un véhicule tout-terrain équipé d’un canon anti-aérien. Le reste n’est que sable, broussailles, cactus et arbustes.
Bali-Doglé est à deux heures de route de Mogadiscio par une route défoncée et dangereuse où les attaques de voyageurs sont monnaie courante. Mais les compagnies aériennes n’ont pas le choix. L’aéroport de Mogadiscio est inaccessible et les pistes aux alentours, du moins celles capables d’accueillir les avions de ligne, sont aux mains des seigneurs de guerre qui s’en servent pour leurs trafics.
Sur le tarmac de Bali-Doglé, plusieurs pick-up chargé de gardes du corps attendent leurs clients. Car pour aller à Mogadiscio, les étrangers et les riches Somaliens de la diaspora doivent prendre certaines précautions. Impossible de voyager sans escorte : le pays est trop dangereux. Et si l’escorte prévue n’est pas au rendez-vous, il est conseillé de remonter dans l’avion. On n’entre pas en Somalie en touriste, ni même en voyageur, on y entre par la brousse et dans la peau d’un animal traqué.
Le vrai roi de la capitale, c’est l’anarchie
Depuis quinze ans, la Somalie est un pays sans état. Sans autre loi que celle du plus fort. L’administration centrale n’existe plus et le gouvernement de transition qui a élu domicile dans la ville de Baïdoa ne parvient même pas à contrôler ses faubourgs. A Mogadiscio et dans les environs, les maîtres actuels sont les miliciens des tribunaux islamiques. Mais le vrai roi de la capitale, celui qui depuis quinze ans plante triomphalement son drapeau sur les ruines de la ville, c’est l’anarchie.
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
L’anarchie et le chaos sont en effet omniprésents à Mogadiscio. La ville semble avoir été broyée entre deux gigantesques mains boueuses. Dans les faubourgs, la plupart des immeubles sont en ruine. Le quartier Shingani, l’ancien quartier résidentiel sur le front mer n’est plus qu’un assemblage d’hôtels en ruines, de palais dévastés et d’avenues couvertes de gravats. La cathédrale, carcasse pathétique permet d’imaginer la splendeur du Mogadiscio d’avant les combats de 1991. Partout les chaussées sont défoncées. A la moindre pluie, les rues se transforment en cloaque. En l’absence de service de voirie, la ville est couverte d’ordures et de sachets en plastique. Durant les combats du mois de mai, les miliciens se sont servis de ces monceaux putrides pour ériger des barricades nauséabondes. On fait sa guerre avec ce que l’on trouve… Les ronces et les cactus poussent entre les maisons procurant le double avantage de décourager les voleurs et de masquer la crasse.
Dans ce bourbier parsemé de gravats la conduite est sportive, il faut sans cesse zigzaguer pour éviter les flaques, les ânes faméliques tirant des carrioles trop lourdes, et les vieux minibus qui s’arrêtent où bon leur semble. On roule à droite, on roule à gauche et même sur les trottoirs, peu importe. Il n’y a pas de policiers pour faire respecter l’ordre. La seule priorité que l’on respecte c’est celle du fusil. Un pick-up de gardes armés devant vous et personne ne vous contestera le droit de passer en trombe.
«La liberté c’est bien, la paix c’est mieux »
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
L’anarchie se lit dans les câbles électriques. Certaines rues sont recouvertes d’une immense toile d’araignée faite de fils et de câbles enchevêtrés. Les privilégiés qui se sont procurés des groupes électrogènes revendent l’électricité à leurs voisins pour arrondir leurs fins de mois. Mogadiscio est presque devenu un cas d’école pour les ayatollahs de l’ultra libéralisme. Tous les services sont privés. Electricité, eau, éducation, téléphone et santé. Il n’y a plus rien de public. Quant à l’état-civil, il se fait au marché. C’est là que l’on achète ses papiers d’identité et son passeport. De grossières contrefaçons qu’aucun policier ne viendra jamais contrôler.
Pour les habitants la vie quotidienne est une lutte. La première bataille c’est la bataille pour la sécurité. Avec le règne des seigneurs de guerre s’est développé une criminalité extrême. Kidnapping, viols, meurtres et rackets. « Dès que vos affaires se développent, ils viennent et vous rançonnent », explique Ahmed un jeune professeur. « Si vous ne payez pas, vos enfants sont kidnappés jusqu’au versement de la rançon ». A Mogadiscio mieux vaut avoir la fortune discrète.
Si beaucoup d’habitants saluent la victoire des milices des tribunaux islamiques c’est uniquement parce que ceux-ci ont promis de mettre fin au règne des seigneurs de guerre et de rétablir la sécurité. Tant pis si en contrepartie les islamistes imposent des règles puritaines et ne jurent que par la Charia. « La liberté c’est bien, mais la paix c’est encore mieux », résume un homme d’affaire.
Que valent en effet les principes démocratiques dans un pays ou l’Etat n’est qu’un souvenir ? Que pèsent les libertés individuelles et les principes laïcs quand la mort prend le visage quotidien d’un milicien ultra violent à la solde d’un chef mafieux ? Vu de Mogadiscio l’ordre a le visage des islamistes et la peur celui des seigneurs de guerre.
Le maïs et la banane, les aliments de base
(Photo : Olivier Rogez / RFI)
Mogadiscio est une ville misérable. Misère que trahissent les échoppes et les étales du marché. Des boutiques en tôle rouillée, calfeutrées avec de vieux cartons ou des tissus hors d’âge. On est loin du pittoresque et de l’opulence bigarrée des marchés africains. La viande est rare et chère, le plus souvent boucanée. Le maïs et la banane sont les aliments de base des plus pauvres.
Se soigner est aussi hasardeux que de parier sur la météo de l’an prochain. Les quatre hôpitaux à peu près fonctionnels ne peuvent fournir qu’un peu plus de quatre cents lits pour deux millions d’habitants. Si les hôpitaux sont quasiment gratuits, encore faut-il réussir à en franchir la porte. Pour la majorité des habitants il reste les médecins de rues et les vendeurs de médicaments. Ces derniers sont des spécialistes de la contrefaçon. La plupart des médicaments vendus à Mogadiscio sont des faux au mieux inefficaces, au pire dangereux.
En raison de l’insécurité permanente qui règne à Mogadiscio, les diplomates et les humanitaires ont déserté la ville. Et si l’on trouve au port des sacs de riz du Programme alimentaire mondial de l’Onu, la présence à Mogadiscio des agences onusiennes est purement symbolique. Mogadiscio et ses habitants vivent hors du monde, coupés du reste de la planète par la guerre et le chaos : une zone grise sur la carte, un pays en lambeaux, prisonnier du cercle vicieux de la violence, de la pauvreté et de la haine.
par Olivier Rogez
Article publié le 19/06/2006Dernière mise à jour le 19/06/2006 à TU