France 2007 - élection présidentielle
Le Pen, son univers impitoyable
(Photo : AFP)
Jean-Marie Le Pen n’a pas toujours habité Saint-Cloud. Son emménagement dans le domaine de Montretout marque même une étape clef de sa vie aussi bien privée que politique. Comme s’il y avait un avant un peu laborieux et un après plus riant. Quand il hérite de la fortune d’Hubert Lambert, fils du fondateur des ciments du même nom, en 1977, Jean-Marie Le Pen a enfin les moyens de ses ambitions. Cela lui permet de déménager dans une banlieue chic, d’acquérir un autre statut social et de relancer son parti, le Front national, qu’il a créé avec les nationalistes de l’Ordre nouveau, en 1972.
S’agit-il de l’un des ces petits cadeaux que la vie vous fait parfois ? Pas tout à fait. Les circonstances dans lesquelles Hubert Lambert a inscrit Jean-Marie Le Pen sur son testament sont obscures. Le lien qui unissait les deux hommes était, en effet, assez récent. Royaliste et alcoolique, Hubert Lambert est, semble-t-il, tombé sous la coupe du leader du Front national, très présent auprès de lui dans les derniers mois de sa vie et dont les positions politiques le séduisaient. Isolé et malade, il en est arrivé à lui léguer sa fortune. Son cousin a bien tenté de faire valoir qu’Hubert Lambert n’était pas en état de savoir ce qu’il faisait, Jean-Marie Le Pen a tout même réussi à empocher l’héritage d’un montant d’environ 30 millions de francs dans lequel figurait le fameux domaine de Montretout.
Une odeur de soufre
Cette histoire comme d’autres étapes de la vie de Jean-Marie Le Pen sent le soufre. Derrière la façade bourgeoise du Le Pen d’aujourd’hui, il y a un homme qui a parfois frôlé la dérive. Est-ce parce qu’il a eu une enfance difficile -son père, pêcheur de la Trinité-sur-mer, est mort en 1942, il avait 14 ans-, que Jean-Marie Le Pen a souvent erré sur des chemins aventureux et provocateurs ? Allez savoir.
Dès l’adolescence, le jeune pupille de la nation se distingue par son indiscipline. Il est renvoyé de plusieurs institutions où il est scolarisé. Lorsqu’il arrive à Paris, l’étudiant en droit qu’il est devenu ne s’est pas assagi. Il passe ses nuits dans des bars et finit souvent dans des bagarres. Les excès commis lors de ses virées nocturnes le conduisent régulièrement dans les commissariats. Il est même condamné plusieurs fois pour «coups et blessures».
C’est à cette époque que Jean-Marie Le Pen devient militant en intégrant l’Association corporative des étudiants en droit, dont il prend même la présidence. Cette période d’activisme étudiant ne contribue pas à le faire rentrer dans le rang. La «Corpo de droit» est une organisation dont l’une des principales activités consiste à «casser du coco». Un sport parfait pour Jean-Marie Le Pen qui est déjà convaincu d’être contre quelque chose : le communisme.
Mais même à la «Corpo», Le Pen va trop loin. Lors d’un congrès de l’Unef à Aix-les-Bains, en 1951, le voilà de nouveau au centre d’une affaire délicate. Après une nouvelle nuit trop arrosée, il se rend à l’église, insulte et menace l’abbé. Appréhendé par les forces de l’ordre, il récidive dans l’invective avec les policiers. Une procédure est engagée contre lui. Elle est finalement classée sans suite, mais Le Pen est grillé à la «Corpo de droit».
Le Pen s’en va-t’en guerre
Qu’importe, le temps est venu de passer à d’autres aventures. Jean-Marie Le Pen, diplôme d’avocat en poche, s’en va-t’en guerre. Au sens propre puisqu’il s’engage comme volontaire pour l’Extrême-Orient. Cherche-t-il des faits d’armes ? Si c’est le cas, l’objectif n’est pas atteint puisqu’il arrive en Indochine après la chute de Dien Bien Phu. Il passe aussi à côté de l’expédition de Suez, où son régiment de parachutistes est envoyé mais n’est sur le théâtre des opérations que lorsque le cessez-le-feu est signé. Il part ensuite pour l’Algérie comme officier de renseignement. Là encore, il n’en tire pas vraiment de gloire. Il a été accusé d’avoir participé à des interrogatoires où la torture avait été utilisée. Ce qu’il a nié tout en reconnaissant avoir eu connaissance de ces pratiques.
Pas étonnant avec un vécu pareil que Jean-Marie Le Pen aille tâter de la politique du côté d’un homme comme Pierre Poujade, le dirigeant de l’Union de défense des artisans et commerçants (UDCA), un mouvement populiste. Et c’est avec lui qu’il devient député, à 28 ans, en 1956. A l’Assemblée nationale, il reste égal à lui-même, emphatique et agressif. Trop pour Poujade avec lequel les relations se détériorent très vite. La séparation est inévitable. Le Pen n’a pas trouvé parti à sa carrure.
Le résultat est identique lorsqu’il rallie Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat de l’extrême-droite lors des présidentielles de 1965. Même pour ce pétainiste pure souche, Le Pen exagère sur le thème de la réhabilitation des collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale et de la haine du gaullisme dont il fait un programme politique. Ces questions sont, en effet, au cœur des convictions de Jean-Marie Le Pen qui exècre le général de Gaulle et les Français libres réfugiés en Angleterre. L’une de ses phrases résume bien la pensée de cet homme, qui a dit avoir pris le maquis à 17 ans dans sa Bretagne natale, mais dont nul n’a vraiment gardé de souvenir de son passage, excepté lui : «Le général de Gaulle était-il plus courageux que ne l’était le Maréchal [Pétain] en zone occupée ? Ce n’est pas sûr. C’était beaucoup plus facile de résister à Londres que de résister en France.»
Engagé en politique, Jean-Marie Le Pen qui a été battu aux législatives de 1962 et a perdu son siège de député, ne peut pourtant pas en vivre. Pour subsister, il se lance donc dans une activité commerciale en créant la Serp (Société d’études et de relations publiques). Là encore, il cherche à diffuser ses idées par un biais cela dit plutôt inattendu. La Serp est une maison de disque qui se spécialise dans l’histoire. Même si elle produit de nombreuses collections parmi lesquelles la chorale de la CGT ou des refrains du Front populaire, ses catalogues proposent aussi beaucoup de chants nazis. La société est d’ailleurs condamnée, en 1968, pour «apologie de crime de guerre et complicité», après la diffusion d’un disque de chants du IIIe Reich dont la pochette contenait un message valorisant la montée du Parti d’Hitler en Allemagne.
Noctambule et marié
A cette époque, Jean-Marie Le Pen n’est pas devenu un sain -il est plus que jamais noctambule et arpente les bars de Pigalle-, mais il s’est marié. Là encore, il n’a pas suivi les sentiers battus. Son union avec Pierrette Lalanne a eu lieu six mois après la naissance de leur première fille Marie-Caroline. Le couple en aura ensuite deux autres : Yann et Marine. L’aventure conjugale va durer jusqu’en 1984, date à laquelle le mariage explose. Pierrette s’enfuit, Le Pen lui coupe les vivres et lui suggère de faire quelques «ménages» pour subvenir à ses besoins. Elle dénonce dans la presse son caractère misogyne et se venge en posant presque nue, version soubrette, dans le magazine Play Boy. Le Pen est ridiculisé.
Ce premier mariage n’a donc pas résisté au virage engagé grâce à l’héritage de la fortune d’Hubert Lambert. Le départ de l’appartement du 15ème arrondissement de Paris pour l’hôtel particulier de Saint-Cloud qui faisait partie du patrimoine empoché, la conquête politique amorcée par les premiers succès d’un Front national revigoré, bref l’avancée vers le pouvoir et l’argent, n’ont pas cimenté l’union de Jean-Marie et de Pierrette. Tout cela semble plutôt avoir participé à la faire imploser.
Pierrette est la première femme du clan à le quitter. Plus tard, l’une de leurs filles, Marie-Caroline, rompra elle aussi avec son père pour suivre son époux, proche de Bruno Mégret, en délicatesse avec le leader du Front national. Ces deux accidents de parcours familial auront permis de montrer Jean-Marie Le Pen sous le jour d’un mari et d’un père exclusif jusqu’à être despote. On ne peut être qu’avec ou contre Jean-Marie Le Pen.
L’ascension électorale
C’est entre le milieu des années 70 et le début des années 80, que Jean-Marie Le Pen s’affirme progressivement en tant que leader politique à la tête du Front national. Ce parti réussit à rassembler les courants de l’extrême-droite (néo-nazis païens, catholiques traditionalistes, nostalgiques du régime de Vichy…). Les débuts sont difficiles. Candidat à la présidentielle de 1974, Le Pen réalise un score insignifiant (0,74%). Même s’il n’a aucun poids politique à ce moment, le leader du Front national a déjà des ennemis. Son domicile parisien est dynamité et presque totalement détruit, en novembre 1976. L’affaire n’est pas élucidée. En 1981, il ne réussit pas à obtenir les signatures nécessaires pour être candidat. Mais l’arrivée de la gauche au pouvoir va paradoxalement le servir. Il entre dans le débat et marque son empreinte avec ses dérapages verbaux sur les juifs, l’avortement, les étrangers qui imprègnent les esprits. Il introduit la critique de l’immigration dans sa rhétorique politique, commence à manier les peurs et les déceptions des Français comme des arguments.
En 1984, le Front national obtient 10% des voix aux Européennes. En 1986, Le Pen réussit son come back à l’Assemblée nationale avec 34 députés du Front national. L’instauration du scrutin proportionnel lui a permis de rafler la mise. Lors de l’élection présidentielle de 1988, il confirme sa position d’outsider dangereux et obtient 14% des voix au premier tour. En 1995, rebelote avec 15%. La percée nationale s’accompagne de conquêtes locales. Des mairies tombent aux mains du FN : Marignane, Toulon, Orange, Vitrolles. Le parti de Jean-Marie Le Pen est implanté dans le paysage électoral français. Il perturbe la donne à droite, où se pose la question des alliances. A Dreux, la liste RPR accepte, en 1983, d’intégrer des membres du FN pour gagner l’élection municipale. La ligne jaune est franchie. D’autres accords électoraux décriés auront lieu pendant quelques années dans le cadre de scrutins municipaux ou régionaux.
C’est l’époque de la toute puissance. Les dérives verbales n’ont alors plus de limite. Jean-Marie Le Pen parle des chambres à gaz comme d’un «détail» de la Seconde Guerre mondiale (1987), fait un jeu de mot des plus déplacés sur le nom du ministre de la Fonction publique, Michel Durafour, «durafour-crématoire» (1988), dénigre les malades du sida qualifiés de «sidaïques» (1987), vante «l’inégalité des races» (1996)… Il est plusieurs fois condamné pour ses propos mais récidive tout de même.
Ces prises de position provocatrices ne nuisent pourtant pas à Jean-Marie Le Pen. Elles participent à lui donner l’image de celui qui n’hésite pas à appeler un chat un chat et qui, au milieu de quelques dérapages verbaux, est tout de même le seul à évoquer la faillite des politiques sur les questions sensibles de l’immigration et de la sécurité. Peu à peu, son audience s’élargit. Le socialiste Robert Badinter en fait le constat en employant, en 1997, une formule choc. Il évoque un phénomène de «lepénisation des esprits» en France. Une manière de pointer la banalisation du discours du leader du FN.
Après une période troublée, la droite affirme son opposition à tout accord avec le Front national en 1991. Les élus qui ne respectent pas cette décision sont menacés d’exclusion du parti. A partir de là, le RPR et son président, Jacques Chirac, deviennent l’une des cibles privilégiées de Jean-Marie Le Pen. Si on veut l’exclure de l’establishment politique, il faudra en payer le prix. Sa tactique devient d’être présent partout, de maintenir ses candidats chaque fois qu’il le peut, quitte à faire perdre la droite. Il réussit parfois mais la présence du FN recule. Le parti n’a plus aucun député à l’Assemblée depuis 1988.
Un fonctionnement népotique
Le Front national frôle même la désagrégation. Après un désaccord concernant son éventuelle candidature aux élections européennes de 1999, pour remplacer Jean-Marie Le Pen menacé d’inéligibilité (après la plainte de la socialiste Annette Peulvast-Bergeal qu’il avait bousculée en 1997), Bruno Mégret quitte le Front national. Le numéro 2 du FN ne s’en va pas seul, de nombreux cadres le suivent. Ils essaient de remettre en cause la domination de Jean-Marie Le Pen sur le parti, avant que Bruno Mégret ne crée une formation concurrente, le Mouvement national républicain.
Le départ de Bruno Mégret et le déballage qui s’en est suivi ont mis en valeur le fonctionnement népotique du Front national. Jean-Marie Le Pen a préféré la brouille avec son principal lieutenant en évoquant de faire mener la liste du parti pour les Européennes par sa deuxième femme Jany, groupie entièrement dévouée, lisse et frivole, qui a adouci l’image de son mari, plutôt que de lui laisser ce privilège. Fondateur et leader du FN, Jean-Marie Le Pen n’entend pas céder la place aussi facilement. C’est certainement le meilleur atout de sa fille, Marine, surnommée «le clone», qui est devenue de plus en plus incontournable dans le parti, au grand dam des autres dauphins potentiels. Elle est trop proche pour être une concurrente. Son existence au Front national est liée à la volonté de son père.
De toute manière, même s’il est aujourd’hui âgé de 78 ans, Jean-Marie Le Pen ne semble pas encore décidé à prendre sa retraite politique. D’autant que la «victoire» obtenue en avril 2002, quand il s’est hissé au deuxième tour de l’élection présidentielle en battant le socialiste Lionel Jospin, l’a redynamisé. Quelle revanche pour le paria de la classe politique : obtenir un duel face à Jacques Chirac, l’ennemi juré. Même si le président sortant a finalement été plébiscité par les électeurs, de droite comme de gauche, et a incarné à ce moment le rempart de la démocratie face à l’extrémisme, cette élection reste la plus belle victoire de Jean-Marie Le Pen.
par Valérie Gas
Article publié le 01/09/2006 Dernière mise à jour le 01/09/2006 à 16:49 TU