Turquie-France
Brouille autour d'une loi
(Photo : AFP)
De notre correspondant à İstanbul
C’est la firme Total qui a eu le triste privilège d’inaugurer le boycott progressif des produits et services français en Turquie, dont le mot d’ordre a été lancé vendredi par l’Union des consommateurs. Pour son président Bülent Deniz, c’est la dernière solution pour faire comprendre à la France, «dans la seule langue qu’elle comprenne», que c’est «elle qui sera perdante et non pas la Turquie» après avoir ouvert la voie législative menant à la pénalisation de la négation du génocide.
Appel au boycott
L’Union des consommateurs de Turquie entend désigner ainsi chaque semaine une nouvelle firme tricolore dont les produits seront ignorés par les consommateurs turcs. Et cela, «jusqu’à ce que la France revienne sur sa décision honteuse». Même rhétorique de la part du Premier ministre, Tayyip Erdogan, et de son chef de la diplomatie, Abdullah Gül, qui répètent à l’envi que «la Turquie n’a rien à perdre», que «c’est la France qui va non seulement perdre la Turquie» en tant qu’allié, mais qu’elle va en outre «se perdre elle-même».
Le chef du gouvernement appelle «l’opinion publique, les cercles politiques et les milieux économiques à réagir comme ils en ont le droit et le devoir, tout en restant dans les limites de la décence», indiquait-il jeudi dans un communiqué. Un appel au boycott à peine voilé dont n’avaient guère besoin les organisations de la société civile telle l’Union des consommateurs ou l’Association des droits des consommateurs, qui appelaient, elles aussi, à ne plus consommer des produits importés de France.
Le gouvernement quant à lui promet également une réponse appropriée à «l’injustice inacceptable commise» par le Parlement français. Cette riposte sera annoncée dans les prochains jours, selon M. Gül, après notamment que le Parlement turc se soit réuni, mardi, pour évaluer le problème. La réponse sera «radicale», croit savoir le journal Hürriyet, qui prévoit le gel de tous les contacts bilatéraux, la mise sur liste rouge des entreprises françaises prévoyant de participer à des appels d’offres et l’arrêt de toutes les relations militaires entre les deux armées.
Un manque à gagner d'une vingtaine de milliards d'euros
La perte de ces contrats potentiels, qui vont de la fourniture de matériel militaire à la construction d’ouvrages d’art et à l’équipement de lignes de métro et de tramway, en passant par la fourniture de deux centrales nucléaires, représente tout de même un manque à gagner d’une vingtaine de milliards d’euros, ce qui n’est pas rien. Difficile d’évaluer la portée du boycott spontané qui semble se mettre en place, mais les échanges commerciaux entre les deux pays, florissants et en croissance régulière, s’élevaient l’an dernier à 8,2 milliards d’euros, dont 4,7 milliards d’euros d’importations de produits français, aujourd’hui en danger.
Des appels au boycott avaient déjà été proférés en 2001, lorsque la loi reconnaissant le génocide avait été adoptée en France. Mais la crise économique qui frappait alors la Turquie avait amorti le contre-coup. «Cette fois-ci, la perte risque d’être beaucoup plus sensible», s’inquiète Yves-Marie Laouénant, président de la Chambre de commerce franco-turque, vénérable institution plus que séculaire regroupant quelque 400 entreprises et investisseurs français.
La principale préoccupation des animateurs de ce groupement économique est que les hommes d’affaires turcs limitent leurs déplacements en France ou, pire, que certains d’entre eux tombent sous le coup de la nouvelle loi, ce qui aurait un effet dévastateur sur les partenaires turcs et ferait chuter brutalement l’activité économique.
Une nervosité pourrait commencer à s’installer dans le pays à la faveur d’initiatives diverses telle cette campagne lancée par une association dans l'est de la Turquie, intitulée «Je rejette les allégations de génocide: France, condamne-moi !», et qui vise ni plus ni moins à «transformer la France en la plus grande prison du monde». La ville de Gaziantep, dans le Sud-Est, a promis d’élever un monument aux victimes innocentes de l’intervention française à la fin de la Première Guerre mondiale dans la région.
Les chauffeurs de taxis de la capitale, au nombre de 7 000, ont décidé d’arborer un ruban noir en signe de protestation. Et la Chambre de commerce d’Ankara réunissait samedi environ 200 organisations de la société civile pour demander un plan d’urgence de la part du gouvernement. Celui-ci doit maintenant bien doser l’ampleur de sa réponse pour ne pas déchaîner un courant de haine et rompre définitivement avec la France. Et cela, du moins tant que la loi par laquelle le scandale est arrivé n’entre pas en vigueur.
par Jérôme Bastion
Article publié le 13/10/2006 Dernière mise à jour le 13/10/2006 à 16:44 TU