Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Salon du livre

Littératures indiennes: entre tradition et liberté

(Source : Salon du livre de Paris)
(Source : Salon du livre de Paris)
Du 23 au 27 mars, à Paris, le Salon du livre accueille la littérature indienne comme invitée d’honneur. Une trentaine d’auteurs indiens vont venir, tout au long du Salon, à la rencontre du public, dans le pavillon de l’Inde. La littérature indienne contemporaine est foisonnante. En s'inspirant du passé, elle fait fantasmer les lecteurs européens. S'ils connaissent l'incontournable Rushdie, ils vont pouvoir, à l'occasion de cette manifestation, découvrir la jeune génération.

Ils s’appellent Abha Dawesar, Shashi Tharoor, Ananthamurthy, Upamanyu Chatterjee, Sudhir Kakkar, Ravi Shankar Etteh, Tarun Tejpal, Sarnath Bannerjee, Kalpana Swaminathan, Altaf Tyrewala. Ce sont quelques uns des trente-et-un écrivains indiens invités au 27e Salon du Livre de Paris qui s’ouvre ce 23 mars. Après la Chine et la francophonie, l’invitée d’honneur, cette année, c’est l’Inde. Un choix judicieux, bien que de dernière minute, qui s’explique par la vitalité exceptionnelle de la littérature indienne qui a réussi, en l’espace de quelques années, à squatter définitivement l’imaginaire du monde.

Il suffit en effet de rentrer dans une librairie parisienne pour mesurer la puissance de l’explosion des littératures de l’Inde à laquelle on assiste aujourd’hui. Certains critiques l’ont comparée au grand boom latino-américain des années 1960. A une seule différence près : alors que le dynamisme latino-américain s’est rapidement épuisé, le boom indien (qui a commencé au début des années 1980 avec Les enfants de minuit de Salman Rushdie) ne montre, vingt ans après, aucun signe d’essoufflement. Bien au contraire. L’explosion s’est transformée en un tsunami littéraire qui fait régulièrement émerger de nouveaux talents, des pans inconnus d’une littérature qui s’écrit en une myriade de langues (18 langues officielles et 1 500 dialectes) et de sensibilités.

La liste des écrivains invités, dont beaucoup de jeunes, témoigne de ce renouvellement constant de talents et d’inspiration qui est sans doute le secret de la longévité de l’explosion indienne. Ce n’est pas le seul. Le vrai secret du succès de la littérature indienne est à chercher dans sa profondeur historique. La spécificité de l’histoire littéraire indienne, faite de ruptures et de renaissances, conjuguée à la richesse éblouissante de la production littéraire contemporaine, a fait oublier que celle-ci est le produit d’une tradition littéraire longue de 3 500 ans.

Les enfants de Rushdie et de Tagore sont les héritiers des adorateurs mystiques des aurores et du soleil qui ont donné, au milieu du deuxième millénaire avant notre ère, les Veda et les Oupanishad, premiers grands textes poético-philosophiques du corpus littéraire de l’Inde. Puis, sont arrivées les épopées, le Ramayana et le Mahabharata. Véritables archives «civilisationnelles», ces poèmes héroïques où s’opposent le Bien et le Mal, constituent aussi des océans sans fonds de mythologies et de légendes dans lesquels les écrivains indiens continuent de puiser de nos jours, ne serait-ce que pour les subvertir et parodier. C’est ce que fait notamment l’auteur anglophone Shashi Tharoor dans son magistral Grand roman indien qui est une réécriture du Mahabharata avec des personnages d’aujourd’hui.

Par ailleurs, si le terme «conteur» revient si souvent dans les recensions des romans indiens, c’est parce que les écrivains d’aujourd’hui restent profondément imprégnés par les mœurs narratives (art de la digression, métafiction, répétition et ressassement épique) de leurs ancêtres littéraires. Enfin, la permanence de la tradition se manifeste à travers l’influence profonde des poètes dévotionnels du Moyen Age qui furent les premiers à s’insurger contre la hiérarchie des castes et l’élitisme brahmanique et à célébrer l’hétérodoxie et la pluralité, thèmes omniprésents dans l’œuvre de Rushdie qui se veut avant tout chantre de l’impur, du carnavalesque et du sang-mêlé. D’où d’ailleurs ses démêlés avec les défenseurs enturbannés, ou non, de la pureté originelle et des paroles révélées !

Modernité littéraire

Les littératures modernes sont nées au 19e siècle au contact de l’Europe. Cette énième renaissance des lettres indiennes s’est traduite par la domestication des formes littéraires occidentales (romans, nouvelles, sonnets, vers libres) et de la pensée de la liberté individuelle. L’anglais a été introduit dans les écoles et les universités en 1835, mais c’est dans les langues vernaculaires que la modernisation des formes et du contenu a d’abord eu lieu. Aussi, les premiers grands écrivains indiens s’expriment-ils dans des langues locales, livrant à travers leurs œuvres des visions d’une Inde en mutation, à la fois ouverte sur le monde et ancrée dans ses traditions plurimillénaires. Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature en 1913, est le produit quintessentiel du bouillonnement littéraire et intellectuel de cette période.

L’essor des littératures indiennes en langues vernaculaires s’est poursuivi tout au long du 20e siècle grâce à leurs écrivains qui, tout en faisant preuve d’une formidable capacité d’adaptation aux nouvelles donnes littéraires, ont su refléter à travers leurs écritures les préoccupations et les obsessions nationales et régionales spécifiques à leur époque : exploitation, misères, nationalismes, partition de l’Inde. Premchand, Saadat Hasan Manto, Ismat Chugtai, Mahasweta Devi, Nirmal Verma, O.V. Vijayan, Ananthamurty et Basheer, sont quelques-uns des écrivains qui ont dominé la scène littéraire vernaculaire de la période post-indépendance.

La littérature anglophone, elle, a atteint sa maturité dans les années 1980, avec l’émergence d’une écriture jubilatoire et décomplexée dont Rushdie a jeté les bases. Brossant sur le mode ironique et grave le portrait de sa génération devenue métaphore de l’Inde indépendante du fait de la coïncidence entre leur naissance et la proclamation de l’indépendance de l’Inde («A l’instant précis où l’Inde accédait à l’indépendance, j’ai dégringolé dans le monde»), l’auteur des Enfants de minuit a ouvert les vannes d’une écriture originale qui peut désormais revendiquer l’anglais comme une langue indienne (la 19ème), capable de porter le poids de son histoire particulière.

Salman Rushdie et les écrivains qui ont émergé sur la lancée de sa révolution (Shashi Tharoor, Amitabh Ghose, Rohinton Mistry, Vikram Seth, Anita Desai, pour n’en citer que les plus connus), ont été les véritables protagonistes de la visibilité dont bénéficie depuis deux décennies la littérature indienne contemporaine.

Le Salon du Livre de Paris, qui accueille l’Inde cette année, coïncide avec l’entrée en scène d’une nouvelle vague qui tente de rénover la fiction anglophone indienne en en diversifiant le contenu et la sensibilité. Ces auteurs font ainsi cohabiter le réalisme magique avec la science-fiction et le travelogue,  le «graphic novel» et l’épopée écologique. Mais leur démarche demeure profondément iconoclaste, comme dans les romans de la jeune Abha Dawesar, engagés à briser les tabous sexuels et à retracer la carte du tendre de notre époque de promiscuité et de libération sexuelles. A travers leurs récits des heurs et malheurs d’une Inde au nouveau tournant de sa destinée séculaire, Dawesar et ses compères revendiquent aussi cette «liberté absolue de l’imagination» qui est devenue depuis Rushdie la marque de fabrique des lettres indiennes.



par Tirthankar  Chanda

Article publié le 22/03/2007 Dernière mise à jour le 22/03/2007 à 15:33 TU