France d'Outre-mer
Paroles d'esclaves
(Image : Serge Bilé)
Serge Bilé, journaliste franco-ivoirien, installé depuis 12 ans en Martinique, a entrepris depuis quelques semaines déjà, de recueillir les témoignages des gran moun (anciens) de son île d’adoption, sur la période de l’esclavage. Il a filmé ses entretiens et les a mis en ligne sur un site internet, intitulé paroles d’esclavage.
«L’idée m’est venue soudain après une discussion avec des jeunes Martiniquais lors d’une fête d’internet», raconte Serge Bilé. «Les jeunes se plaignaient du manque d’information sur l’histoire de leur île. Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient pour combler ce manque, à l’heure où tout le monde s’est emparé de la Toile». Le journaliste reprend la question à son compte et décide d’agir.
Serge Bilé qui a déjà réalisé plusieurs documentaires et essais (Les Bonis de Guyane, Maurice le saint noir, Noirs dans les camps nazis, la légende du sexe surdimensionné des Noirs), convainc le caméraman Daniel Sainte-Rose de le suivre pour retracer la période de l’esclavage. Premier objectif : les maisons de retraite de la Martinique. Ils y trouvent les anciens, qui n’ont pas la mémoire si défaillante que ça.
Les larmes d’Eugénie
(Image : Serge Bilé)
D’après la présentation qui accompagne l’extrait vidéo qui la concerne, Eugénie Goya a un siècle, tout juste. Mais la douleur qui lui coupe la parole et la fait pleurer, va bien au-delà de son âge.
«Personne ne m’a jamais parlé de cette affaire-là de l’esclavage», dit-elle. «Ni mes parents. Ni en classe. C’est moi-même qui ait cherché au fur et à mesure».
Un jour, Eugénie va visiter «les champs d’esclaves» et «ça fait mal», lance-t-elle, en appuyant sur le «mal». Larmes pour les ancêtres et larmes pour une histoire non-dite.
Guy Arnouvel a encore sa maman : Gertrude a 107 ans. «Tout ce que je sais de l’esclavage me vient d’elle», dit Guy, fièrement. La grand-mère de Gertrude a été libérée en 1848 à l’âge de 6 ans. Analphabète, vivant dans une paillote, elle confie plus tard ses quatre fils, dont le père de Gertrude, aux prêtres. «Ils en ont fait des nègres instruits, des laboratoires» s’insurge Guy, qui avoue supporter difficilement la mentalité que les pères ont inculqué à SON père. «Il ne supportait pas le fait qu’il soit noir. Il rejetait même le fait d’être descendant d’esclave. Il était très instruit mais on lui a enlevé tout ce qui faisait de lui un homme digne… avec la "grosse tête" qu’il avait» regrette-t-il.
Chanter la liberté
(Image : S. Bilé)
«Oh Oh, Victor Schoelcher, jamais nos cœurs ne changeront. Schoelcher doit briller comme une étoile à l’orient», chante Jeanne Cavigny. La mélodie, entendue dans la lointaine enfance, est revenue par un jour de hasard. «J’ai décidé de bien l’apprendre». La voilà, en 2007, fredonnée par une grand-mère de 87 ans.
(Image : S. Bilé)
Eugène Nestoret lui dame le pion, avec ses 105 ans : «Souviens-toi Saint-Domingue,(…) la liberté, la liberté a posé son drapeau pour ne plus jamais voir revenir l’esclavage». Le regard un peu perdu, le patriarche a rassemblé ses souvenirs pour interpréter devant la famille réunie, un chant célébrant l’abolition.
Des entretiens sans préjugé sur les préjugés
(Image : Serge Bilé)
«Je me sentais méprisée par ma grand-mère», se souvient Gisèle Jannas. «Elle m’aimait, mais…»
Le père de Gisèle était blanc, sa mère noire. La grand-mère fumait le cigare, le soir, au clair de lune et racontait l’histoire de l’arrière-arrière-grand-père de Gisèle, libéré par la volonté du baron d’Angleberne, qui lui donna une terre. Un fier, cet affranchi.
Il va vendre sa canne à sucre à la ville, s’arrête au bar d’un hôtel uniquement fréquenté par des Blancs. «Il fait noir, aujourd’hui», entend-il lorsqu’il commande sa boisson. Il allume alors un cigare, tire de sa poche un billet de banque. Avec le bout incandescent de son cigare… il le brûle.
(Image : Serge Bilé)
«Quand je suis tombée sur les registres de l’état-civil, et que j’ai lu Aline, née en Afrique, j’ai eu un frisson. Je n’ai pas ressenti la même souffrance, mais ça a été quelque chose de très fort», raconte encore émue, Emmanuelle Gauthier, la numéro 22 du site paroles d’esclavage. Emmanuelle, 74 ans, a récupéré les copies des registres d’état-civil de ses ancêtres, soigneusement rangées sous plastique dans un classeur.
Les documents ont établi le lien avec la terre-mère africaine, avec Aline, la blanchisseuse. Mais qu’est-ce que vaut l’écrit de l’administration quand on a en tête les «contes de fée» de grand-mère. «Il y avait une jeune fille blanche qui est tombée amoureuse d’un mulâtre. Elle s’est opposée à toute sa famille pour l’épouser. Elle a eu une petite fille…».
Les témoignages se succèdent : descendants d'esclaves ou de maîtres, noirs, mulâtres, blancs. Tous mêlés remplissent les pages manquantes des livres d'histoire.
Une plate-forme d’informations sur l’esclavage
En dehors de son travail de présentateur du journal télévisé de RFO Martinique, Serge Bilé enregistre au rythme de deux à trois entretiens par semaine. Les rencontres prennent du temps car il n’est pas facile de mettre de l’ordre dans les souvenirs, et «on ne peut pas bousculer des personnes de cet âge-là». Le journaliste, qui travaille jusqu'à présent sur ses propres fonds, est déterminé à aller jusqu’au bout des témoignages qui pourront lui apporter la mémoire de l’esclavage, d’abord en Martinique, puis la Guadeloupe et la Guyane. Ils constitueront à la fin, un documentaire.
Le site internet, ouvert depuis le 19 avril, ne désemplit pas (7 900 consultations au 10 mai). Le forum des internautes est élogieux. «Je réponds à un besoin», en conclut Serge Bilé.par Marion Urban
Article publié le 09/05/2007 Dernière mise à jour le 09/05/2007 à 16:56 TU