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Etats-Unis

Torture : un ex-officier de la CIA parle

par Stefanie Schüler

Article publié le 11/12/2007 Dernière mise à jour le 11/12/2007 à 17:55 TU

John Kiriakou, ancien officier de la CIA.(Photo : DR)

John Kiriakou, ancien officier de la CIA.
(Photo : DR)

John Kiriakou a dirigé en 2002 l’interrogatoire d’Abou Zoubaydah, un important membre d’al-Qaïda. Dans une interview accordée à la chaîne ABC News, l’ancien agent de la CIA parle ouvertement des méthodes dites « alternatives » appliquées aux présumés terroristes. L’ex-officier regrette aujourd’hui ces techniques qu’il qualifie de « torture » mais aussi d’« utiles ». Les explications de John Kiriakou sont une première : jamais encore un responsable de la CIA ne s’était prononcé sur le déroulement d’un interrogatoire d’un membre d’al-Qaïda. En plein scandale sur les méthodes utilisées dans la lutte antiterroriste des Etats-Unis, cette interview trouble les Américains.

John Kiriakou ne ressemble en rien à l’idée que l’on peut se faire d’un agent de la CIA. Avec son apparence soignée et ses airs doux, il symbolise plutôt le prototype américain du « Monsieur tout le monde ».

Au cours de l’interview sur ABC News, M. Kiriakou est assis devant une bibliothèque, la lumière est douce, sa voix agréable. Il s’exprime bien et surtout tranquillement. Le contraste entre l’ambiance presque douillette et les faits que cet ancien officier de la CIA rapporte ne pourrait être plus dérangeant.

Empressement après les attentats du 11 septembre 2001

L’ex-agent Kiriakou a quitté la CIA il y a quatre ans pour être, comme il dit, plus disponible pour sa famille. Mais en mars 2002, ce père de quatre enfants a dirigé au Pakistan l’interrogatoire d’un prisonnier d’exception : Abou Zoubaydah, recruteur en chef d’al-Qaïda. C’est le premier membre important du réseau terroriste capturé par les Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. Les agents de la CIA savent qu’une occasion inédite se présente pour obtenir des informations clés. Et ils sont pressés, persuadés que d’autres attaques terroristes sont en cours de préparation. Mais Abou Zoubaydah ne se montre pas assez coopératif envers ses interrogateurs. Ceux-ci passent alors à l’application du programme d’interrogatoire et de détention, spécialement conçu pour la CIA par l’administration Bush dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

« Un interrogateur ne pouvait jamais décider seul : ‘bon, je vais frapper le prisonnier’ ou ‘je vais le secouer’ ou ‘je vais le laisser debout pendant 48 heures’. Chacune de ces étapes, même les plus légères, nécessitait l’autorisation du directeur de l’opération. La procédure pour de telles autorisations était extrêmement précise. La CIA avait reçu des ordres très inhabituels après le 11-Septembre. Personne ne voulait les enfreindre. Personne ne voulait avoir des problèmes en dépassant les limites », raconte John Kiriakou.

Waterboarding : « une expérience épouvantable »

Mais Abou Zoubaydah s’avère être un prisonnier tenace. Il résiste aux techniques d’interrogatoires qui se font de plus en plus musclées. Une dernière méthode reste alors dans le nouveau répertoire de la CIA : le « waterboarding », le simulacre de noyade : « Vous êtes allongé sur le dos, les pieds attachés, les mains ligotées derrière le dos. On vous met de la cellophane sur la bouche et après on fait couler de l’eau sur la cellophane. Vous ne pouvez pas respirer et vous avez l’impression que l’eau descend votre gorge. Vous commencez à étouffer », explique l’ex-officier, qui sait très bien de quoi il parle. Car si John Kiriakou n’a pas lui-même appliqué ces méthodes sur des prisonniers, il a été tout de même présent pendant les faits, et surtout « nous avons essayé le simulacre de noyade entre nous pour voir ce que ça faisait. C’est une expérience absolument épouvantable. On a l’impression de se noyer. Moi, j’ai tenu cinq secondes ».

Abou Zoubaydah, lui, tient « 30 à 35 secondes », bien plus que tous les agents de la CIA qui s’étaient soumis au même exercice terrifiant. Mais après cette expérience, le terroriste présumé est brisé : « Le lendemain, il nous a dit qu’Allah l’avait visité durant la nuit et lui avait dit de coopérer. Car sa coopération allait rendre les choses plus facile pour ses autres frères prisonniers. A partir de là, il a répondu à chacune de nos questions ».

« Nous sommes des Américains, nous valons mieux que ça »

Arrive alors le moment de vérité dans l’interview de John Kiriakou : à la question du journaliste de ABC News demandant si cette technique s’apparentait à de la torture, l’ancien officier de la CIA répond premièrement par une explication, toujours sur ce même ton calme : « Ces gens là (les membres d’al-Qaïda) éprouvent pour nous une haine plus forte encore que leur amour pour la vie. Vous ne pouvez donc pas les convaincre de se confesser et de vous livrer des informations, juste parce que vous êtes un mec gentil en qui ils peuvent avoir confiance. Ces gens là sont différents. Donc à l’époque je pensais que le simulacre de noyade était quelque chose que nous étions obligés de faire. Depuis, le temps a passé et le 11-Septembre appartient de plus en plus à l’histoire. Cela a changé ma perception des faits. Aujourd’hui je pense que le simulacre de noyade est vraiment quelque chose que nous ne devrions pas faire. (…) Parce que nous sommes des Américains. Nous valons mieux que cela. Mais à l’époque j’étais si en colère. Tellement je voulais aider à empêcher de futures attaques, cette méthode me semblait la seule chose à faire ».

Malgré cette prise de conscience, John Kiriakou reconnaît que le simulacre de noyade a été une méthode qui a porté ses fruits, donc une méthode efficace : « La valeur des informations qu’il (Abou Zoubaydah) a transmises a permis d’empêcher nombre d’attaques, peut-être des douzaines ».

« Nous devons débattre de ce sujet »

Officiellement, la CIA s’est toujours défendue de recourir à la torture pour interroger les prisonniers. Le directeur de l’Agence de renseignement, Michael Hayden, a été entendu ce mardi devant la Commission du renseignement du Sénat. La semaine dernière, il avait déclenché la polémique en avouant que la CIA avait détruit en 2005 des enregistrements d’interrogatoires sensibles effectués en 2002. La destruction des vidéos avait été justifiée par la nécessité de protéger les agents qui avaient participé à ces interrogatoires, notamment ceux d’Abou Zoubaydah. Les défenseurs des droits de l’homme voient en la destruction des enregistrements, au contraire, une tentative d’effacer des traces de torture sur des prisonniers.

John Kiriakou, quant à lui, semble soulagé d’avoir pu lever un bout du voile qui couvre le programme secret de la CIA : « Je pense que le débat public qui s’est engagé sur ce sujet est une bonne chose. Nous devons débattre de ce sujet, comme le Congrès doit se prononcer. En tant qu’Etat nous devrions poser la question de savoir si nous acceptons ces méthodes comme part intégrale de notre politique. Personnellement, je n’ai pas une réponse toute faite. Mais nous devrions au moins en parler ouvertement. Tout cela ne doit pas être un secret mais faire partie du débat public».