Article publié le 18/04/2008 Dernière mise à jour le 18/04/2008 à 12:12 TU
Après l’élection présidentielle du 19 février qui a donné gagnant Serge Sarkissian, l’opposition arménienne s’est emparée de la rue et, dans la nuit du 1er mars, une violente émeute a fait 10 victimes. Revenue de très loin depuis son indépendance en 1991, l’économie de l’Arménie reste fragile, les salaires stagnent et l’argent des familles émigrées ne suffit plus à remplir le panier de la ménagère arménienne. Le choc causé par les morts au cours de l’émeute rend le contexte politique incertain – alors que le pays est touché de plein fouet par la flambée des prix.
Le 1er mars au matin, après l’évacuation de la place de l’Opéra occupée par les meetings permanents de l’opposition, les manifestants se sont regroupés vers les ambassades.
( Photo : Max Sivaslian)
De notre correspondante à Erevan, Laurence Ritter
Depuis la fin de l’état d’urgence le 20 mars au soir, voire pendant toute la période troublée de pré-élection, l’Arménie a vu les prix flamber. Les paysans qui achetaient auparavant 50 kilos de farine à 7000 drams (un dollar = 310 drams environ ; un euro = 480 drams environ) l’achètent aujourd’hui à…15 000 drams. Hasmig, la quarantaine, mère de quatre enfants dans un village proche d’Erevan, explique : « La farine est devenue trop chère, alors, j’achète aux voisines mon lavash, 70 drams la ‘feuille’, au lieu de faire comme tout le monde au village mon pain moi-même… ».
En ville, une ‘feuille’ de ce pain traditionnel prend au passage 10 à 20 drams de plus. Une plaquette de beurre (500 grammes) de marque russe qui coûtait 450 drams est passée à 650 drams. L’huile végétale, importée généralement de Russie, se vendait dans les 700 drams le litre – on ne le trouve plus à moins de 1000 drams. Seuls les produits maraîchers restent raisonnables – une production presque uniquement locale, meme si les premières tomates sont chères, (700 drams le kilo).
Cette augmentation drastique des prix n’aurait rien de préoccupant si les salaires arméniens suivaient à la hausse. Or, et c’est un point qui, surtout après ces élections contestées, cristallise le mécontentement populaire, le salaire moyen des professions non qualifiées* reste bas, entre 150 et 250 euros par mois. Une femme de ménage gagne dans les 500 drams ( 1,04 euro) de l’heure ; une employée de magasin dans les 70 000 Drams/mois (145 Euros environ); les jeunes diplômés, bien que mieux payés, ne sont pas toujours très gâtés, loin s’en faut…
Un des marchés d’Erevan où les prix pour les produits frais sont plus intéressants que dans les supermarchés du centre-ville.
( Photo : Max Sivaslian)
Du coup, un salaire de 500 euros qui pourrait être considéré comme honorable suffit à peine à joindre les deux bouts quand on vit seul et sans charges. Seules les familles, d’ailleurs nombreuses, qui ont des parents à l’étranger – de la diaspora arménienne proprement dite ou émigrés qui ont quitté le pays –, arrivent à surnager. Mais celles de ces familles qui reçoivent des subsides en dollars souffrent à leur tour du phénomène de dépréciation mondiale du dollar, joint, en dépit des démentis de la Banque centrale arménienne, à ce que beaucoup dénoncent comme une politique du maintien d’un dram fort. Résultat : les petits salaires locaux sont protégés – mais n’augmentent pas –, ceux dont les salaires sont alignés sur le dollar peinent aussi, avec une perte de pouvoir d’achat de 30 à 40%.
Lutter (réellement) contre la pauvreté, les monopoles et les inégalités
A l’époque de son indépendance, entre conséquences du terrible séisme de 1988 (25 000 morts, 500 000 sans abris), conflit du Karabakh et écroulement de l’URSS – l’Arménie, sous blocus, plonge dans la crise. Ces « années noires », avec à la tête du pays Levon Ter Petrossian, aujourd’hui leader de l’opposition, ont coûté au pays le départ de près d’un million de ses citoyens. Entre efforts de la diaspora et sécurisation du Karabakh, l’Arménie s’est redressée – mais le fossé des inégalités continue à se creuser.
La farine coûte de plus en plus cher pour fabriquer le lavach, de fines feuilles de pain cuites dans un four traditionnel.
( Photo : Max Sivaslian)
Même si les salaires de la fonction publique et les retraites ont augmenté pendant l’ère Kotcharian (le président sortant resté dix ans à son poste) et que les statistiques officielles affichent une croissance à deux chiffres, la flambée des prix actuelle comme celle, plus sournoise, qui dure depuis des mois, fait décrocher complètement le consommateur.
Les Arméniens sont plus prompts à mettre en cause dans cette inflation le système oligarchique local que les phénomènes mondiaux d’augmentation du pétrole et des matières premières. L’économie arménienne, déjà limitée en raison des frontières toujours maintenues hermétiquement fermées par Bakou comme Ankara depuis que les Arméniens ont osé remporter le conflit du Karabakh, est en effet supposée être aux mains de quelques « clans » accaparant depuis des années des monopoles dans tous les domaines. Si l’opposition a largement dénoncé le phénomène, celui-ci n’est pas une spécificité arménienne, mais beaucoup d’Arméniens sont cependant persuadés que ce sont eux, ces oligarques, qui font et défont les prix à leur guise.
En fait, l’impact du phénomène de flambée des prix est mondial, et s’il frappe aussi fort l’Arménie, c’est parce qu’il se conjugue avec trois autres phénomènes. D’une part, de fait, ce phénomène d’oligarchie qui confisque des pans entiers de l’économie. D’autre part, l’absence de possibilité de commercer avec les pays voisins en raison des frontières fermées réduit considérablement les mécanismes de régulation classique d’offre et de demande avec un marché intérieur par ailleurs réduit (trois millions d’habitants). Enfin, cette dépréciation mondiale du dollar a fait perdre beaucoup aux Arméniens.
Ambiance tendue durant la période des émeutes qui ont couté la vie à 10 personnes.
( Photo : Max Sivaslian)
La première conséquence de la situation peut être une reprise de l’émigration rurale et de la main d’œuvre la moins qualifiée, qui était devenue plus sporadique et saisonnière qu’hémorragique et permanente. Pourrait aussi reprendre le « brain drain » (fuite des cerveaux) qui a déjà retiré du pays une première génération de diplômés et jeunes bien formés. L’option plus optimiste est de croire en la volonté de nouveau président de lutter (réellement) contre la pauvreté, les monopoles et les inégalités.
* selon le service des Statistiques nationales, www.armstat.am, le salaire moyen global serait de 85 121 drams (environ 177 euros) pour février 2008 – contre 82 322 drams sur la même période de référence l’an dernier.