Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Turquie

Le pays rattrapé par les démons du putsch militaire

par Jérôme Bastion

Article publié le 06/07/2008 Dernière mise à jour le 06/07/2008 à 16:26 TU

Le général turc Hursit Tolon (d) a été arrêté à Ankara le 1er juillet 2008.(Photo : Reuters)

Le général turc Hursit Tolon (d) a été arrêté à Ankara le 1er juillet 2008.
(Photo : Reuters)

Une nouvelle série de gardes à vue opérée, ce mardi, a mené deux anciens généraux « 4 étoiles » en prison, dans la nuit de samedi à dimanche. L’enquête sur le réseau ultra-kémaliste Ergenekon, censé préparer le terrain à un coup d’Etat militaire contre le gouvernement islamo-démocrate de M. Erdogan, réveille de douloureux souvenirs.

« Les pachas derrière les barreaux » !  A la lecture de la presse dominicale, la Turquie se frotte les yeux et ne peut s’empêcher de revivre l’expérience des trois coups d’Etat qui ont ponctué la vie politique du pays, en 1960, 1971 et 1980. Hürriyet fait ainsi le parallèle entre les longs interrogatoires du 12 mars (1971) et les quatre jours durant lesquels, depuis leur mise en garde à vue mardi 1er juillet, les 21 nouveaux suspects du réseau Ergenekon ont dû se justifier des accusations de vouloir créer le « chaos » dans le pays, pouvant justifier une intervention militaire.

Sauf que, cette fois, les rôles sont inversés : ce sont essentiellement des militaires, certes en retraite, qui ont été inculpés et écroués et qui devront répondre de leurs actes devant la justice. Et pas des moindres : il s’agit rien moins que de l’ancien commandant de la Première armée, le général Hürşit Tolon et de l’ancien commandant de la gendarmerie, le général Şener Eruygur ; ils seraient les « cerveaux » du complot. De quoi suggérer à certains, comme le quotidien Radikal, que « ceux qui ont mené à bien un coup d’Etat (soient aussi) jugés », allusion au général Kenan Evren dont la junte prit le pouvoir en 1980 et qui coule des jours heureux sur la riviera turque.

Des dizaines d'arrestations

En attendant, au terme d’une enquête qui débuta en juin 2007 avec la découverte d’un arsenal terroriste dans une maison d’Istanbul louée par des officiers à la retraite, tout le monde attend avec impatience la publication de l’acte d’accusation de ce qui s’annonce comme un procès retentissant, qui pourrait s’ouvrir au printemps prochain. L’opposition réclame que le procureur à l’origine de ces spectaculaires arrestations (58 incarcérations, parmi lesquelles celles de leaders politiques, d’avocats célèbres, d’anciens recteurs d’université, d’homme d’affaires, de mafieux et de journalistes, ainsi donc que de nombreux officiers) dévoile sine die les éléments matériels justifiant la procédure en cours.

L'opposition soupçonne en effet le gouvernement de « se venger » du recours en interdiction ouvert devant la Cour constitutionnelle contre le Parti de la justice et du développement, procès dont la première audience, ce mardi, coïncida justement avec le dernier coup de filet mené simultanément dans plusieurs villes du pays, y compris dans les logements militaires des généraux Tolon et Eruygur, une première. Une hypothèse cependant jugée « farfelue » par Ruşen Çakır, du journal Vatan. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a assuré ce vendredi que la publication de l’acte d’accusation était « imminente ». Annoncée pour le week-end, elle a de nouveau été retardée de quelques jours.

La Turquie retient son souffle

D’après les informations dont semble disposer la presse (Sabah, Yeni Şafak, Radikal), la raison de cette nouvelle série d’arrestations serait plutôt due à l’imminence de l’entrée du complot dans sa phase active. C’est ce lundi en effet que devaient être organisées dans le pays des dizaines de manifestations au cours desquelles des tireurs étaient présumés tirer dans la foule, suscitant la panique et menant à des affrontements. Un contexte similaire aux situations sanglantes des précédents coups d’Etat et qui était censé justifier un appel à une nouvelle intervention militaire. Un scénario machiavélique qui n’a fait l’objet d’aucune confirmation, ni même du moindre commentaire, que ce soit dans la classe politique ou à l’état-major. Comme si la simple évocation de cette machination trop plausible gênait ses complices objectifs (l’armée) et ses victimes prévisibles (la classe politique dans son ensemble et particulièrement le parti de gouvernement).

La Turquie retient donc son souffle, craignant la répétition de l’Histoire, dans l’attente de ce que la presse a déjà présenté comme « les deux procès du 21e siècle ». Deux procès qui, dans une sorte « d’équilibre de la terreur » comme on a présenté durant la guerre froide la menace  nucléaire réciproque entre les deux blocs soviétique et occidental, sont de toute évidence intimement liés.Dans le cas présent, ce sont la mouvance politique issue de l’islamisme, au pouvoir depuis 6 ans, et l’appareil militaro-kémaliste, héritier d’Atatürk mais perdant progressivement le contrôle des institutions, qui se livrent une lutte apparemment à mort - au risque de franchir le Rubicon des principes démocratiques. Difficile en tous cas de prévoir à ce stade si – et comment - les deux camps parviendront à se neutraliser et à maintenir le pays sur la voie de la stabilité politique.