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L’Afrique, la guerre, l’immigration : histoire d’une occultation

Article publié le 11/08/2008 Dernière mise à jour le 13/08/2008 à 21:22 TU

© Correia da Manha

© Correia da Manha

Négligée par les médias portugais, l’Afrique est encore vue par le prisme de l’histoire coloniale. Une histoire dont on commence seulement à reparler : la série télévisée A Guerra a été vécue comme un événement.
On dit souvent que Lisbonne est la ville la plus africaine en Europe. Et le récent sommet, en décembre 2007, Union africaine–Union européenne a donné lieu à de fiers commentaires sur le « lien spécial » du Portugal avec l’Afrique. Le secrétaire d’État à la Coopération, Joao Gomes Cravinho, indiquait ainsi : «aujourd’hui Lisbonne est l’une des villes d’Europe où la présence de l’Afrique se fait le plus sentir, et le Portugal est devenu un pays de référence en Afrique


Cette présence, certes visible, a inspiré à l’écrivain français Jean-Yves Loude la matière de son livre Lisbonne, dans la ville noire, récit d’une pérégrination à la rencontre des communautés d’Africains lusophones présents dans les divers quartiers de la capitale. Toutefois celui-ci souligne aussi la marginalisation, économique, sociale et culturelle  de ces immigrés qui ne sont pas loin d’atteindre le seuil des 10% de la population de Lisbonne : 10%, le taux qui était celui, dit-on, des Africains dans la ville aux XVIe et XVIIe siècles. (*)

Mais le « lien spécial » avec l’Afrique est d’abord, au Portugal, l’histoire d’un rapatriement massif.

Les «retornados»

Alvaro Silvo Tavares, gouverneur d'Angola en 1961. Extrait de <em>A Guerra</em>© Correia da Manha

Alvaro Silvo Tavares, gouverneur d'Angola en 1961. Extrait de A Guerra
© Correia da Manha

Quelques 800 000 blancs d’origine portugaise ont afflué après 1974 des anciennes colonies (Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, Sao-Tomé et Principe) désormais indépendantes. C’était il y a un peu plus de 30 ans, à peine une génération, et le Portugal porte encore les marques de cette histoire récente : peu de familles portugaises qui ne comptent en leur sein un « rapatrié », rentré du jour au lendemain dans la métropole après des indépendances survenues dans le chaos. 

La colonisation portugaise fut, contrairement à d’autres, une colonisation de peuplement. Elle s’est caractérisée par l’ampleur du métissage, dans un système pourtant fortement discriminatoire ; et s’acheva par la tourmente après deux décennies de combats et d’une répression sanglants.

Si le Portugal est africain, il a de ce fait à affronter un passé lourd d’amertume. La littérature est la première à en témoigner.

Holden Roberto, président de l'UPA (Union des populations de l'Angola), en 1961. Extrait de <em>A Guerra</em>.© Correia da Manha

Holden Roberto, président de l'UPA (Union des populations de l'Angola), en 1961. Extrait de A Guerra.
© Correia da Manha

Dans aucun autre pays européen on ne rencontrera un phénomène comparable, où les plus grands auteurs de fiction réveillent d’un livre à l’autre, tel Antonio Lobo Antunes, les cauchemars d’une ère coloniale marquée par la  violence et le racisme. La dénonciation de son processus de déshumanisation est d’autant plus vif, qu’il correspond pour les intellectuels à un rejet de l’idéologie fasciste instaurée par un régime salazariste qui, pendant quarante ans, a façonné le Portugal moderne.

Si le Portugal est africain, c’est d’abord dans les souvenirs de tous ceux qui sont rentrés, partagés entre la nostalgie de la vie en Afrique et une rancœur souvent silencieuse, mais qui porte aussi certains à la xénophobie la moins dissimulée. L’évocation, de ce fait, du passé colonial et de sa guerre a longtemps été difficile.

Le voile se lève sur la guerre coloniale

Ce n’est plus tout à fait le cas, et les librairies voient aujourd’hui fleurir les titres consacrés au sujet : parmi d’autres, la journaliste Félicia Cabrita vient ainsi de publier Massacrem em Africa, recueil de ses reportages en Afrique à la rencontre des témoins de la « sale » guerre. Surtout, à l’automne 2007, une série télévisée a fait événement.

Diffusés par la RTP (radio télévision nationale), les 9 premiers épisodes du documentaire A Guerra, réalisés par le journaliste Joaquim Furtado, ont proposé pour la première fois, grâce à un minutieux travail d’inventaire des archives télévisées, complété par de nombreux témoignages, une vision non manichéenne de la part la plus sombre de l’histoire portugaise. Le succès a été considérable, et une suite a été programmée : d’ici fin 2008, c’est une vingtaine d’émissions qui doivent être diffusées, tandis que l’on s’arrache les DVD  de la série, vendus avec le quotidien Correia da Manha.

Extrait du documentaire <em>A Guerra</em>© Correia da Manha

Extrait du documentaire A Guerra
© Correia da Manha

Si le voile se lève sur la colonisation, qui est aussi un thème de travail pour de nombreux historiens, l’Afrique d’aujourd’hui reste un « angle mort », en particulier pour les médias. Hormis la chaîne RDP Africa, dédiée par la radiotélévision publique aux émissions vers l’Afrique, seul le quotidien Publico assure, dans le traitement de l’actualité internationale, une véritable couverture des événements en Afrique lusophone, mais les reportages y restent rares.

L’autre versant de cette occultation est la quasi absence de la population immigrée dans les colonnes des journaux ou les écrans de télévision. Pour le Portugais moyen, la réalité immigrée reste d’ailleurs lointaine, considérée avec distance et une certaine méfiance : sauf pour évoquer des footballeurs africains très prisés, on lira peu de choses sur la condition de ces immigrés lusophones souvent pauvres qui s’entassent dans des banlieues de plus en plus étendues, où les chantiers de construction prolifèrent.

Si les fêtes de la jeunesse lisboète résonnent volontiers des rythmes du Cap-Vert, et si à la suite d’artistes comme Césaria Evora ou Bonga, la musique bénéficie d’une relative exposition, tandis que certains écrivains lusophones parviennent ici et là à trouver leur public, dans l’ensemble la culture très singulière des communautés africaines n’est pas considérée.

L’ouverture au reste de l’Afrique demeure une vue de l’esprit. Un signe, spécialement éloquent, de ce désintérêt : le seul festival dédié aux musiques d’Afrique, organisé depuis trois ans par la municipalité de Lisbonne, et qui était en passe de devenir un grand rendez-vous international, s’est vu retirer  en début d’année son financement. Sans explications.

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En savoir plus :

Lisbonne, dans la ville noire. Éditions Actes Sud. Jean-Yves Loude.

Jean-Yves Loude. est aussi l’un des protagonistes de l’émission de France Culture, Sur les docks, consacrée au même sujet (rediffusée le 22/07/08.

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