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Cambodge

Duch, l’affaire n°1 du procès des Khmers rouges

Article publié le 29/03/2009 Dernière mise à jour le 31/03/2009 à 08:13 TU

Kaing Guek Eav, 66 ans, alias Duch, comparaît depuis lundi 30 mars devant le tribunal parrainé par l'ONU, pour répondre à des accusations de crimes de guerre, crimes contre l'humanité, tortures et meurtres avec préméditation. Sous le régime des Khmers rouges (1975-1979), qu'il avait rejoint en 1967, alors qu'il était professeur de mathématiques, Duch dirigeait la prison de Tuol Sleng, où plus de 15 000 personnes ont péri, victimes des purges de la dictature communiste de Pol Pot.
De notre envoyé spécial au Cambodge, Stéphane Lagarde

On lui donnerait presque le bon dieu sans confession. L’homme assis dans le box des accusés a aujourd’hui troqué le pyjama noir des fonctionnaires de l’Angkar pour une chemisette bleue. Le sourire a disparu, mais le visage est bien le même. Rasé de près, les traits toujours aussi fins, les cheveux courts, de larges oreilles, c’est bien lui ! « Camarade Duch », comme le mentionne la légende sur cette vieille photo en noir et blanc. Cette image, le photographe Irlandais Nic Dunlop la portait toujours sur lui lorsqu’il retrouva l’ancien directeur de S21 en mars 1999 à la frontière thaïlandaise. Dix ans plus tard, Kaing Guek Eav (Duch de son nom d’emprunt) fait face à ses juges. L’affaire instruite devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens porte le numéro de dossier « 001 ».

Bienvenue en enfer !

Kaing Guek Eav, alias «Duch», à l'ouverture de son procès, le 17 février 2009.(Photo : AFP)

Kaing Guek Eav, alias «Duch», à l'ouverture de son procès, le 17 février 2009.
(Photo : AFP)

Duch a aujourd’hui 66 ans. C’est le plus jeune des cinq co-accusés dans ce procès des dirigeants Khmers rouges. C’est le seul aussi à avoir reconnu ses responsabilités. Son crime ? Il y a trente ans, Duch a dirigé la prison secrète la plus tristement célèbre de Pol Pot. Véritable anti-chambre de la mort, entre 1975 et 1979, près de 14 000 personnes ont été interrogées puis exécutées après leur passage par S 21.

Trois des quatre bâtiments, de ce qui était auparavant un lycée, ont été transformés en « musée du génocide » par les Vietnamiens après la prise de Phnom Penh. Seul le bâtiment C est resté dans l’état où il était à l’époque. Des barbelés en défendent encore l’accès. Un panneau « défense de sourire » indique aux touristes, comme s’il était encore besoin, la nécessaire gravité à observer en ces lieux. «  Nous étions menottés, les yeux bandés et nous ne savions pas pourquoi nous étions emmenés ici », explique Chong Mei, 78 ans, l’un des très rares rescapés de S 21 toujours en vie.

Chong Mei est un homme occupé. Il nous a fixé rendez-vous à 6 h du matin, pour échapper aux premières chaleurs et parce qu’il a de nombreux rendez-vous dans la journée. En témoigne, la liste inscrite dans le petit carnet bleu qu’il tient serrée à la main et liste sur laquelle figurent les avocats des parties civiles au procès et des journalistes étrangers.

A chaque fois, Chong Mei raconte la même histoire. A chaque fois, il refait le même chemin de croix. Le vieil homme se courbe : « Ici, dans cet escalier, on me tirait l’oreille vers le haut pour me dire de monter, puis vers le bas pour me dire de m’accroupir et d’entrer ».

Bienvenue en enfer ! Une fois à l’intérieur du bâtiment, la lumière disparaît, soufflée comme une bougie, aspirée par les petits éléments de maçonnerie construits visiblement dans la précipitation et qui bouchent en partie les fenêtres qui donnent vers l’extérieur.

Ce sont des dizaines et des dizaines de petites cellules de briques rouges qui occupent les anciennes salles de classe. Des réduits tellement exigus qu’ils constituent en eux-mêmes une souffrance pour les corps qui y sont contraints.

Dans la pièce numéro II du bâtiment C, la cellule « 022 » était celle de Chong Mei. Le rescapé se souvient y avoir été enchaîné, allongé presque nu à même le sol. A côté de lui, comme dans chaque cellule, une caisse à outils et un bidon d’essence permettaient au prisonnier de satisfaire ses besoins naturels.

Comme le peintre Van Nath, Chong Mei doit son salut à ses compétences. Mécanicien dans le civil, il a été affecté à la réparation des machines à coudre de S 21. Il finira par s’enfuir à l’arrivée des Vietnamiens, mais sans avoir pu échapper aux coups et aux terribles décharges électriques dans les parties génitales et dans les oreilles. Au moins est-il toujours en vie. Sa femme et ses quatre enfants ont été avalés par l’ogre S 21. Pourquoi ? C’est finalement la seule question qu’entend poser Chong Mei à l’occasion de ce procès. Pourquoi le directeur de S 21 l’a t-il accusé d’appartenir à la CIA et au KGB ? Pourquoi ses enfants ont dû, eux aussi, répondre à ces mêmes accusations ? Pourquoi tant de cruauté ?

Un « ami de Duch »

A 160 kilomètres de Phnom Penh, S 21 semble très loin. Tout le long de la nationale 6 qui rejoint Siem Reap et les trésors archéologiques d’Angkor, les paysans font étal de leur récolte. Les villages « melons » succèdent aux villages « maïs », « cannes à sucre » et autres « noix de coco ». « Ce programme rural vise à développer un produit par territoire. Il a été mis au point par les Japonais », confie notre interprète.

Les Khmers rouges ne suivaient évidemment pas ce principe. Il y a trente ans, sur cette même route qui longe le lac-fleuve Tonlé Sap, tout Phnom Penh marchait comme un seul homme : la foule de « l’homme nouveau » déboussolée et poussée par les fusils khmers rouges à quitter la capitale pour cultiver les rizières. Tout le monde aux champs et les « ennemis de la révolution » en prison !

Le mémorial de Batey, dans la province de Kampong Cham, où plusieurs crânes de victimes ont été exposés.(Photo: Reuters)

Le mémorial de Batey, dans la province de Kampong Cham, où plusieurs crânes de victimes ont été exposés.
(Photo: Reuters)

Selon les travaux des historiens, l’appareil de sécurité comptait à l’époque au moins 192 centres de détention, de tortures et d’exécutions. Les prisonniers y recevaient les mêmes traitements dégradants et inhumains que dans la capitale. La différence avec S 21 tient finalement à un point : Un seul des directeurs de centre a été arrêté, un seul a avoué ses fautes et un seul est aujourd’hui devant le tribunal. « Duch a fait des aveux et demande pardon », répète ainsi régulièrement François Roux, l'un de ses avocats.

Ce pardon, Lin Saron est prêt à l’accorder. Forcément, lui n’a jamais été inquiété sous les Khmers rouges. « Je suis un ami de Duch », dit-il. La phrase est prononcée avec douceur, sans la moindre provocation et semble glisser comme suspendue dans le silence de la fin de l’après midi.

La rencontre à lieu à la pagode de Kampong Tom, à dix kilomètres seulement du village natal de l’ancien directeur de S 21. Les moines sont enfermés dans leur chambre, les hommes à tout faire de l’édifice dorment dehors, allongés à même le sol sur l’une des terrasses à l’abri d’un auvent. Ecrasés par la chaleur humide, serviette détrempée qui fige le temps et les êtres, les fleurs de lotus courbent la tête vers la surface de la mare comme pour y puiser de la fraîcheur et les oiseaux ont remis leur chant au petit matin suivant.

« Je suis un ami de Duch. » Comment peut-on se dire l’ami d’un ancien bourreau ? Peut-on d’ailleurs être un « ancien » bourreau ? Lin Saron s’explique : « Je connais Duch depuis 1961. On s’est connu parce qu’à l’époque nous fréquentions la même classe. En 1962, nous avons été tous les deux à Phnom Penh. Nous étions pauvres, nous partagions la même natte à la pagode Ounalom. Duch était bon élève. Au bac, il a obtenu de très bons résultats. Il est même arrivé premier. Cette intelligence s’exprimait dans des conversations à n’en plus finir entre les étudiants. En fait, il était toujours dans les premiers, c’est pour cela qu’il a eu le concours de professeur de premier cycle de mathématiques ».

Ce portrait concorde avec celui qu’en font les experts qui ont travaillé sur les archives des interrogatoires de S 21 annotées de la main du directeur de la prison. Raoul Marc Gennard le décrit ainsi comme un « un intellectuel qui a le souci de la méticulosité (…) un fonctionnaire appliqué ». Le docteur en sciences politiques et en études khmères note aussi le parcours brillant de cet élève issu d’un milieu rural et pauvre et qui parvient à s’inscrire à l’université à Phnom Penh en 1972.

Pourquoi, dans ce cas,  rejoindre le camp des génocidaires? La réponse tient en un mot selon Lin Saron : le communisme. «  Ce n’était vraiment pas un violent, Duch, à l’époque, soutient son ancien compagnon d’études. Il n’était pas méchant, il n’était pas pervers ça, j’en suis persuadé. Ce n’est pas l’homme qui a un problème, c’est l’idéologie. Le communisme l’a poussé à faire ce qu’il a fait. Il n’avait pas le choix. A l’époque des Khmers rouges, il fallait suivre les ordres. Ne pas respecter les directives de l’Angkar, c’était signer son arrêt de mort ! ».

« Un cas pour l’exemple »

Le procès «Duch», l'ex-tortionnaire en chef présumé des Khmers rouges, avait débuté à Phnom Penh, le 17 février 2009.(Photo : AFP)

Le procès «Duch», l'ex-tortionnaire en chef présumé des Khmers rouges, avait débuté à Phnom Penh, le 17 février 2009.
(Photo : AFP)


Victime d’un système. Cette ligne de défense n’est évidemment pas acceptable pour les familles des deux millions de morts du régime de Pol Pot. Elle a pourtant été avancée pendant des années par les anciens responsables Khmers rouges, pour la plupart morts en liberté.

Qui est Duch ? Un monstre ou le simple exécutant d’une bureaucratie de la mort, intoxiquée au Petit livre rouge ? La réalité est évidemment plus complexe, note Raoul Marc Gennard. « Le procès doit permettre justement de mettre en lumière la personnalité de l’accusé, affirme l’expert auprès de l’ONU pour cette première affaire. En cela, Duch est un cas pour l’exemple. Le tribunal doit apporter des réponses et faire œuvre de pédagogie pour une population, notamment chez les plus jeunes, population qui connaît mal son histoire ».

« Les parties civiles exigent des réponses et c’est bien normal, estime de son côté François Roux, mais toutes les questions ne trouvent pas de réponses. Comme répondre à quelque chose d’aussi inhumain que S 21, s’interroge l’avocat ? Ce procès doit permettre de rendre leur humanité aux victimes, Il faut aussi retrouver l'humanité des bourreaux ».

Un argument qui fait bondir Chong Mei, le rescapé de S 21. « Duch a été déclaré sain d’esprit par les experts dit-il, il est donc responsable. Le cœur des anciens Khmers rouges est toujours rouge. A la reconstitution, Duch a pleuré, Or je ne crois pas à la sincérité de ses aveux. Il peut pleurer toutes les larmes de son corps jusqu’à ce que cela devienne une rivière, cela n’enlèvera pas les crimes qui ont été commis à S 21 ». Douter des aveux de celui qu’on interroge, c’est finalement ce que n’a cessé de faire Kaing Guek Eav lorsqu’il était Khmer rouge.

Reportage multimédia

Dossier spécial

(Photo : Tang Chin Sothy/AFP)