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Russie/Ingouchie

«Une mutation du conflit tchétchène»

Article publié le 22/06/2009 Dernière mise à jour le 23/06/2009 à 00:22 TU

Le président ingouche a été victime lundi matin d'un attentat à la voiture piégée. Iounous Vek Evkourov a été grièvement blessé mais ses jours ne seraient pas en danger. Il s'agit de la troisième attaque visant une haute personnalité : la vice-présidente de la Cour suprême et un ancien vice-Premier ministre ont été assassinés il y a moins de deux semaines. Les attaques sont devenues quasi quotidiennes dans cette République autonome du Caucase-Nord. Les spécialistes de la région craignent que la situation en Tchétchénie voisine fasse tache d'huile.

Une jeune fille dans un camp de réfugiés tchétchènes en Ingouchie, le 22 novembre 2002.(Photo: AFP)

Une jeune fille dans un camp de réfugiés tchétchènes en Ingouchie, le 22 novembre 2002.
(Photo: AFP)

Entretien avec Aude Merlin, chercheuse à l'université libre de Bruxelles et spécialiste du Nord-Caucase. Elle répond aux questions de Maud Czaja.

RFI : Pouvait-on s’attendre à une telle vague de violence en Ingouchie?

Aude Merlin : Ce n’est absolument pas surprenant parce qu’il y a des éléments à la fois endogènes de violence potentielle et puis il ne faut pas oublier que l’Ingouchie est une République contiguë de la Tchétchénie, qui a connu deux conflits d’une extrême violence depuis l’éclatement de l’Union soviétique.

En Ingouchie, on assiste en particulier depuis 2004 à une contagion ou une mutation du conflit tchétchène, qui passe d’un conflit classique de libération nationale plutôt laïc, je dis bien plutôt, à une sorte de contagion rampante de la violence sur fond de recours à la phraséologie islamiste, mais qui, en réalité, au moins recouvre partiellement des logiques, soit de violence soit de contestation très forte face à l’arbitraire total des autorités locales.

Le contexte est également à prendre en compte. L’absence de perspective économique pour toute une partie de la jeunesse pèse également dans la balance.

Il faut savoir qu’avant Iounous Ek Evkourov, c’était un ancien général du FSB Mourat Ziazikov qui était à la tête de la République. Ce dernier a tellement confisqué le pouvoir en recourant à des procédés abominables, notamment des disparitions de civils et de jeunes soupçonnés d’être des combattants alors qu’ils ne l’étaient pas forcément, que le mécontentement  a grandit ; à tel point qu’à la fin octobre dernier, Moscou a démis le général de ses fonctions et l’a remplacé par Evkourov, un ancien parachutiste. Le Kremlin a misé sur cette figure, sur cette une personnalité neuve pour tenter d’éteindre le mécontentement extrêmement bouillonnant qui existe dans la population ingouche.

Cette logique de violence et guerre de rues est en train de se généraliser en Ingouchie mais aussi au Daguestan qui est l’autre République voisine de la Tchétchénie.

RFI : Est-il faux de dire que l’Ingouchie pourrait devenir une nouvelle Tchétchénie ?

AU :L’Ingouchie n’est pas la Tchétchénie, comparaison n’est pas raison ou en tout cas, ne peut pas l’être complètement.

On observe une absence totale d’Etat de droit et une augmentation des violences, avec d’un coté une généralisation de la guerre de rues et de l’autre, la généralisation de la répression avec ces disparitions forcées, l’usage de la torture dans les centres de détention et l’absence totale d’espace politique pour exprimer une opposition.

Du coup tous ceux qui veulent exprimer leur contestation le font dans la clandestinité et dans la lutte armée.

De la à parler d’une « seconde Tchétchénie », il y a quand même de la marge au sens ou une « seconde Tchétchénie » signifierait, une offensive généralisée de l’armée fédérale, c’est-à-dire une guerre ouverte à grande échelle avec recours au bombardement massif, au nettoyage généralisé, et à une extermination partielle de la population civile.

On n’en est pas là en Ingouchie. On est plus dans une logique de guerre de rues, de guérilla imprévisible face à des organes de maintien de l’ordre, tels que le ministère de l’Intérieur. Ce dernier utilise la force uniquement pour tenter de maitriser la situation mais c’est complètement contre-productif. Cet attentat contre Evkourov le prouve. Moscou espérait pourtant qu’Evkourov serait un instrument de pacification qui trancherait avec la période Ziazikov. Ce dernier était littéralement haï par la population ingouche.

RFI : C’est donc un revers pour le Kremlin, quelques semaines à peine après la fin officielle de l’opération anti-terroriste en Tchétchénie ?

AU : C’est la confirmation du caractère contre-productif de la stratégie russe. Ceux qui ont fabriqué cette ingénierie politique pour tenter de calmer les fièvres en Ingouchie sont en train de prendre la mesure de leur échec.

Il y a vraiment un mécanisme enclenché de contestation tellement profond et épidermique que ce n’est pas le remplacement d’un dirigeant par autre qui réglera les problèmes.

Moscou doit maintenant analyser la situation en Ingouchie avec d’autres instruments que la répression ou les remplacements de chefs locaux par d’autres chefs locaux.

RFI : On connaît mal cet « Emirat du Caucase », est-il vraiment derrière ces attaques comme l’affirme certaines agences russes?

AU : Il est difficile d’avoir des informations fiables sur cet Emirat du Nord-Caucase qui a officiellement été créé, si l’on peut dire, à l’automne 2007. En fait, quand le président tchétchène indépendantiste Aslan Maskhadov a été assassiné en 2005, la résistance a abandonné le projet d’une Tchétchénie laïque. Cela a progressivement été relayé, il y a d’abord eu des coordinations entre différents groupes de combattants et ensuite la création d’un émirat.

Nous savons qu’il existe actuellement des groupes de jeunes qui sont dans la clandestinité, qui sont armés, qui ont une rhétorique islamique et qui désignent les autorités locales sous le terme de « kafir » qui signifie « mécréant », une phraséologie islamiste.

Il n’y a plus en Tchétchénie de résistance laïque de libération nationale. Celle-ci s’est commuée en une forme de résistance transversale, transnationale et uniquement islamiste. Des groupes de combattants existent toujours dans les différentes Républiques, ces Jamaat tentent de fragiliser le pouvoir dans son incarnation locale.

Au Daguestan, cela se traduit par l’assassinat du ministre de l’Intérieur, c’est-à-dire la personne emblématique de la somme des actes de tortures perpétrés dans les prisons. Les détenus en ressortent à moitié mutilés et  n’ont qu’un réflexe : rejoindre les Jamaat.

En Ingouchie, c’est les Jamaat de Magas. En étudiants les sites de ces mouvements, on apprend qu’ils revendiquent une appartenance à cet émirat nord-caucasien. La question est de savoir quel est le degré exact de subordination et de coordination entre les différents Jamaat et quelles sont les logiques internes et donc endogènes à chaque République ?

En revanche, il est certain qu’il existe un potentiel de renouvellement. A chaque fois que la répression est utilisée, il y a un renouvellement des violences.

La réalité de cet émirat est tout de même très difficile à appréhender, car comme dans toutes les guerres, on assiste à une guerre de la désinformation. Les sites de la résistance armée multiplient chaque jour les proclamations de vantardises, les trophées.

En réalité, il est difficile de savoir combien de jeunes se rassemblent dans ces groupes mais ce qui est sûr, c’est que ces groupes sont actifs comme le montre encore cet attentat contre Evkourov.