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Théâtre

Jean-Luc Lagarce distille son chagrin au Français

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 10/03/2008 Dernière mise à jour le 10/03/2008 à 12:36 TU

Au lendemain de la célébration de l’année Lagarce, c’était en 2007, l’auteur français fait son entrée à la Comédie française avec Juste la fin du monde, une pièce écrite en 1990 alors que Jean-Luc Lagarce se sait atteint du sida, maladie qui l’emportera cinq ans plus tard. Juste la fin du monde aborde justement les thèmes du retour, de la famille, de l’incommunicabilité et surtout de la mort avec, en filigrane, la quête du mot juste qui ne sera d’ailleurs jamais trouvé, jamais dit. Ce qu’on aurait voulu dire et qu’on a tu, une histoire qui devient vite la nôtre. La pièce, mise en scène par Michel Raskine, se joue jusqu’au 1er juillet.

« Ce que je pense, (et c’est cela que je voulais dire) c’est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l’ai pas fait. […] Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai », conclut Louis au terme de la pièce, au terme de sa visite dans sa famille à laquelle il était venu annoncer sa mort prochaine. Sans y parvenir. A laquelle il aurait donc dû annoncer sa mort prochaine comme précisé dans le prologue quand Louis s’avançant sur l’avant-scène pour prendre à témoin le public, nous lance qu’il va « revenir sur [ses] traces et faire ce voyage, pour annoncer, dire, seulement dire, ma mort prochaine et irrémédiable, l’annoncer [lui-même], en être l’unique messager ».

(Photo: Brigitte Enguérrand)

(Photo: Brigitte Enguérrand)


Entre le prologue et l’épilogue, deux parties où chacun, Louis, sa mère, son frère Antoine, sa sœur Suzanne et, dans une moindre mesure, Catherine, l’épouse d’Antoine forcément extérieure à ce qui s’est noué entre eux par le passé, durant l’enfance… où chacun donc cherche ses mots, la forme grammaticale adéquate pour dire qui ses rancoeurs qui ses colères qui ses jalousies, bref pour régler ses comptes en s’appliquant au bout du compte à passer à côté de l’essentiel. Il faut les entendre hésiter, se reprendre sur les conjugaisons, les verbes, s’empêtrer dans le choix du sujet, dans les accords jamais justes. Surtout ceux qui sont « restés » qui, à tour de rôle, éructent, crient leurs rancunes, leurs frustrations tandis que Louis les écoute, le sourire souvent ironique, ne reprenant la parole que pour de longs soliloques qui ne font que raviver la mélancolie de ces retrouvailles impossibles ainsi d’ailleurs que la mère finit par le formuler au moment où elle demande son âge à Louis, elle l’a oublié. Nulle violence dans ou derrière cette demande juste le constat d’un retour voué à l’échec. Impuissance à dire notre amour (« Tu me touches, je te tue », lance Antoine à son frère), impossibilité à faire savoir sa mort prochaine (« sans avoir jamais osé dire ce qui me tenait à cœur »), de ces retrouvailles rien n’adviendra. Rien ne pouvait advenir.  

DR

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Pour servir ce texte particulièrement émouvant, Michel Raskine a, sur les recommandations de Muriel Mayette, l’administratrice du Français, joué la carte du « gros plan ». Les personnages occupent donc le devant de la scène et quand Louis apparait en premier, lors du prologue, il « sort » d’un portrait géant qui le montre torse nu, ce qui renforce un peu plus encore la proximité voulue avec le public. Le plateau est occupé à gauche par des chaises qui portent au recto le nom des comédiens, au verso, le prénom de chacun des membres de la famille, et à droite par un amoncellement d’objets où l’on distingue le portrait de Franz Kafka ainsi qu’un poste de télévision où apparait, à la fin du spectacle, le visage de Jean-Luc Lagarce. Quelques ampoules multicolores complètent ce décor qui n’en est pas un. Dans le but là encore, pour reprendre la formule de Muriel Mayette, de créer « une intimité entre le texte et le spectateur. […] en réinventant un rapport au théâtre concentré pour cette histoire qui fait du chagrin, comme toute histoire intime et obstinément vivante ». Et de fait, dans la mort non annoncée de Louis, chacun s’y regarde comme dans un bouleversant miroir.