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Chypre

Coupé en deux depuis 27 ans

Ce mardi, s’ouvre à Nicosie, au siège des Nations unies, un nouveau sommet, le premier depuis quatre ans, en présence des principaux protagonistes : les dirigeants grec Glafcos Cléridès et turc Rauf Denktash au sujet de l’avenir d’une île qui demeure divisée depuis plus de trente ans, qui a connu des décennies de conflits, et qui, par sa position stratégique, reste l’otage de l’affrontement entre Athènes et Ankara, tous deux membres de l’OTAN. Les derniers sommets ou réunions, à New-York, puis à Genève, se sont soldés par des échecs, ce qui augure mal de l’avenir d’un pays qui frappe à la porte de l’Union européenne depuis 1990.
Chypre, au point de vue de sa superficie, est la troisième île de la Méditerranée, après la Sicile et la Sardaigne. Point de passage obligé entre l’est et l’ouest au Proche-Orient, elle occupe une position stratégique importante en Méditerranée orientale, à proximité des côtes du Liban, de la Syrie et de la Turquie, et, pendant longtemps, a fait partie du contexte bipolaire de l’époque de la guerre froide. Par son histoire qui reste l’une des plus anciennes du monde, elle fut conquise par plusieurs peuples (les Phéniciens, les Assyriens, les Égyptiens, les Perses). Mais sa véritable importance stratégique remonte au moment de l’ouverture, en 1869, du Canal de Suez, et passa sous contrôle britannique en 1878, tout en faisant formellement partie de l’empire ottoman. Elle fut annexée par la Grande-Bretagne en 1914, lorsque la Turquie se joignit aux puissances centrales durant la Première Guerre mondiale. Mais c’est après la Seconde Guerre mondiale que commencèrent tous les dangers, lorsqu’un puissant mouvement politique réclama l’indépendance du Royaume Uni et le rattachement à la Grèce.

Afin de maintenir son contrôle, la Grande-Bretagne proposa en 1954 une constitution restreinte qui fut bien accueillie par la communauté turque, mais fut rejetée par la majorité grecque. En 1960, Chypre accéda néanmoins à l’indépendance, Grèce, Turquie et Grande-Bretagne étant finalement parvenus à un compromis par lequel l’île ne pourrait unie à aucun autre État, ni être divisée, tandis que deux bases militaires restaient sous souveraineté britannique. Dans le même temps, la République de Chypre devenait membre de l’ONU et du Commonwealth, puis faisait son entrée au Conseil de l’Europe. Sans pour autant arranger la situation.

Car, l’ancienne puissance coloniale, tout en accordant l’indépendance à la République de Chypre, après avoir longtemps exacerbé les tensions entre les deux communautés, vit la mise en œuvre de la Constitution qu’elle avait imaginée tomber en lambeaux, de par sa complexité. Certes, cette constitution tenait compte, en théorie du caractère pluriethnique de l’île, mais elle assortit l’existence du pouvoir de tels contrepoids et de possibilités de blocage qu’elle devint vite inapplicable. Et très rapidement, des heurts se produisirent entre les communautés grecque et turque, les extrémistes de la première souhaitant l’union avec la Grèce (l’enosis), tandis que ceux de la seconde voulant une partition (taksim). A la suite de violences entraînant de nombreuses victimes et des actions de représailles, l’ONU décida en 1964 d’envoyer sur l’île une force internationale. Cette force, appelée UNFICYP, stationne à Nicosie. Les dix années qui suivent sont ponctuées par des troubles, le repli sur soi de plus en plus tangible de la communauté chypriote turque et par des tensions grandissantes entre les dirigeants chypriotes grecs et le régimes des colonels en place à Athènes depuis 1967.

L’opération Attila et la division de Chypre

En 1974, un nouveau tournant dans la crise : les colonels grecs accentuent leur campagne contre Mgr Makarios, leader des chypriotes grecs, qui ne cessa de réclamer pour l’île le droit à l’autodétermination, qui devint président de la République en 1959 après un exil aux îles Seychelles, mais qui ne réussit pas à éviter les crises graves entre Grecs et Turcs. En 1974, il fut renversé à la suite d’un coup d’État de la garde nationale, commandité par des officiers grecs. En juillet, c’est la guerre, avec une véritable armada turque qui débarque à Kyrénia, au nord de Chypre. Une opération ordonnée par Bülent Ecevit, alors Premier ministre à Ankara. Nicosie et sa capitale sont bombardées et investis par des parachutistes. Air, terre et mer, les trois armées sont de la fête. En tout, 40 000 hommes. C’est la fameuse opération Attila. Tous les aéroports turcs ont été fermés. A Athènes, le gouvernement des colonels a décrété la mobilisation générale. La confusion est totale.

Toujours est-il que 27 après, l’île de Chypre reste divisée en deux. Depuis 1974, l’armée turque occupe la partie nord de Chypre, c’est-à-dire 38% du territoire. C’est aussi la région la plus riche et la plus industrialisée de l'île. Près de 200 000 Chypriotes grecs se sont réfugiés au sud. Pour compenser leur départ, les Turcs ont fait venir d’Anatolie plusieurs milliers de colons. Sur le plan humain, c’est un drame : depuis cette date, à Chypre, Turcs et Grecs vivent séparés, oubliant leur histoire commune. Les communautés grecque et turque qui vivaient ensemble sont devenues ennemies. Chaque communauté a contraint l’autre à l’exode. Bien qu’elle ne parle pas la même langue, et qu’elle prie dans des lieux de culte différents, la population de Chypre avait une identité et une histoire commune qui sont en voie de disparition. La «ligne verte» qui coupe l’île en deux ne divise pas seulement la ville de Nicosie, mais continue à gravement déstabiliser l’équilibre ethnique de l’île.

Il n’empêche que nombreuses questions restent posées. Dans le contexte bipolaire de l’époque, et eu égard à sa position stratégique en Méditerranée orientale, il était naturel que les deux grands aient chacun eu leur vision de l’avenir de Chypre. Si Moscou portait ses préférences sur une île indépendante dont le pouvoir pouvait, à terme, revenir au puissant AKEL, les communistes, les Américains, en revanche, se trouvaient en porte-à-faux dans la mesure où il leur fallait préserver la cohésion atlantique, alors que deux des membres de l’Alliance s’opposaient : la Grèce et la Turquie. Et puis, on a beaucoup glosé sur le machiavélisme des États-Unis dont les services auraient éliminé Mgr Makarios, avec la complicité des colonels grecs, et appuyé simultanément l’intervention turque et le partage de l’île… Bref, aujourd’hui encore l’île de Chypre, divisée depuis 1974, fait naître beaucoup de questions : comment se positionnent les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs devant la perspective d’une réunification de l’île ? Quelle identité pour les Chypriotes ? L’Union européenne pourra-t-elle catalyser la réunification de l’île ? Les États-Unis et la Russie ont-ils encore aujourd’hui un projet géopolitique sur Chypre ?



par Pierre  DELMAS

Article publié le 03/12/2001