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Croatie

Le verdict qui fait scandale

Un des rares procès pour crimes de guerre conduit en Croatie s’est achevé à Split. La manière dont il a été conduit ainsi que le verdict ont provoqué le choc auprès des victimes mais aussi auprès d’une partie de l’opinion. L’on dénonce «une parodie de procès» et la «victoire de l’extrême droite» qui refuse d’admettre que des crimes aient pu être commis par des croates. C’est la capacité des juridictions nationales à conduire ce type de procès qui est sur la sellette et la nécessité de faire appel à la justice internationale d’autant plus criante.
De notre correspondante à Belgrade

Le procès s’est achevé comme il a commencé : par des applaudissements du public. Pour la Cour, en Croatie il n’y a pas eu de guerre. Par conséquent, de crimes de guerre non plus. Et s’il y a eu des morts, c’étaient des citoyens croates terroristes. Une rhétorique qu’a utilisée le tribunal de Split : «L’accusation est infondée car en 1992, il n’était pas possible de commettre des crimes de guerre. A Split il n’y a pas eu de conflit armé, ni d’occupation. Et puis, on ne peut commettre de tels crimes envers ses propres citoyens. Ceux qui ont été faits prisonniers en sont arrivés là parce qu’ils ont organisé une rébellion armée». Au bout de cinq mois de procès et dix ans après les faits, telle a été l’argumentation du Tribunal pour, à l’unanimité, déclarer innocents huit anciens policiers militaires croates accusés d’avoir séquestré, torturé psychologiquement et psychiquement environ 80 civils, pour la plupart serbes et monténégrins de Croatie, dans le camp militaire Lora, et d’avoir ainsi tué deux d’entre eux : Nenad Knezevic et Gojko Bulovic. Un verdict qui divise l’opinion croate et provoque le choc auprès des victimes et des ONG de droits de l’homme, outrées par ce qu’elles considèrent comme une «parodie de procès».

«Une décision attendue», estime Savo Strbac, directeur du centre de documentation et d’information «Veritas». En effet, étant donné la manière dont le président de la cour a mené le procès et le personnage, l’issue était prévisible. Le juge Slavko Lozina, d’âge moyen, cheveux ras, amateur de lunettes noires de cycliste, à l’allure de mauvais garçon, a été contesté tout le long de la procédure. A l’ouverture du procès, le public a applaudi les accusés puis Slavko Lozina s’est félicité d’une victoire de l’équipe nationale de football contre l’Italie! Puis les témoignages de personnages clés ont été ignorés au motif que «ce sont des contestataires de l’armée croate dont le statut n’a pas été réglé». Trois anciens policiers militaires soutenaient notamment qu’ils avaient vu des prisonniers massacrés.

Les politiques évitent de se prononcer

Devant l’hésitation et la peur des survivants serbes et monténégrins qui se trouvent en Yougoslavie et en Bosnie de se rendre au procès, le juge a réagi sèchement : «Ils ne viennent pas car ce sont d’anciens prisonniers de guerre et des criminels». Aussi leurs témoignages n’ont-ils pas pu être versés au dossier. Dans son rapport de juin 2002, Amnesty International fait état de graves intimidations de témoins et de menaces à leurs famille, avec la complicité de la police. «Aussi finissent-ils par se rétracter», analyse le rapport. «Ni le président de la Cour ni la police ne prennent de mesures pour assurer l’ordre dans la salle d’audience où un groupe d’environ 80 personnes intimide en permanence les témoins et manque de respect aux victimes», lit-on. Lorsque les autorités yougoslaves s’en plaignent, la réponse du président de la cour part comme une fusée : «le temps où Belgrade nommait des juges à Split est révolu, c’est de l’ingérence dans nos affaires intérieures». Slavko Lozina bien regretté la mort de deux prisonniers. Mais pour lui, «ça n’est pas une raison pour condamner des innocents», et «ce n’est pas la responsabilité du Tribunal si les coupables n’ont pas été retrouvés».

Une partie des autorités a bien tenté de réagir. Après le scandale du concert, le président de la Cour Suprême, Ivica Crnic, a demandé à ce que les conséquences soient tirées. En vain. Tout comme la tentative de la ministre de la Justice d’entamer une procédure disciplinaire s’est soldée par un échec. Elle soulevait que Slavko Lozina a renversé des piétons, dont un s’est trouvé grièvement blessé, puis il les a laissés choir. Saisi du dossier, le conseil de la magistrature a estimé qu’un «accident de la circulation peut arriver à n’importe qui, il ne s’agit donc pas d’un délit».
Une partie de l’opinion croate a approuvé avec enthousiasme la vision de la justice de Slavko Lozina.

Le sujet étant sensible, les politiques évitent de se prononcer. On attend la décision de la Cour Suprême. «Ce jugement scandaleux devra être infirmé car il a été rendu en contradiction avec les normes essentielles du droit. Mais aussi pour mettre un terme à la succession de décisions honteuses qui n’ont pas encore condamné un seul croate pour crime de guerre, même quand les accusés ont avoué les faits», estime le prestigieux avocat Anto Nobilo, de Zagreb.

La presse croate pro-européenne et progressiste a vertement analysé le procès. Pour Davor Butkovic, ex-rédacteur en chef de Globus, aujourd’hui éditorialiste à Jutarnji List, «cela démontre qu’une partie de l’opinion considère que l’on peut tuer, torturer, abuser, si cela permet d’atteindre certains buts, ou encore pire, si cela satisfait la haine. Si c’est le cas, sept ans après la guerre, la société est confrontée à un grand problème moral, dont on ne voit pas de solution poindre à l’horizon», considère-t-il. Jelena Lovric, éditorialiste du Novi List, de Rijeka, n’est pas plus tendre : «Le verdict est le couronnement d’un procès honteux qui a interverti Justice et cirque politique». Pour elle aussi, cela démontre à quel point le Tribunal Pénal International de La Haye (TPIY) est indispensable à la Croatie. «Il n’y a pas de volonté de faire face au gênant bagage du passé, c’est à la communauté internationale de faire pression et de forcer ce processus», estime-t-elle. En tous cas, cela ne viendra pas du secrétaire général de l’Onu, Kofi Annan, qui lors de sa récente visite à Zagreb, a félicité à tous points de vue la Croatie...



par Milica  Cubrilo

Article publié le 27/11/2002