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France-Afrique

Diplomatie pétrolière

Le 19 février, le chef de la diplomatie française, Dominique de Villepin, avait rendez-vous à Ndjaména avec le président tchadien Idriss Déby pour discuter des relations bilatérales au vu de la situation régionale principalement marquée par les turbulences sanglantes du géant pétrolier soudanais où il est attendu le 20 février pour un entretien avec le président Omar Al-Béchir. Présentées comme une marque d’intérêt «humanitaire», ces discussions porteront sur le processus de partage du pouvoir en cours au Soudan entre Khartoum et sa rébellion sudiste, mais aussi et surtout sur le conflit qui ravage le Darfour, région frontalière du Tchad d’où sont parties en leur temps certaines rébellions tchadiennes parmi lesquelles celle qui a conduit le président Déby au pouvoir en décembre 1987. Dominique de Villepin est le premier dignitaire de son rang à faire officiellement le chemin de Khartoum. Mais, depuis le début des années quatre-vingt-dix et les négociations qui se sont soldées par la livraison du terroriste Carlos aux autorités françaises, le 15 août 1994, Khartoum s’est efforcé de jouer Paris face à Washington qui vient justement de rallier la Libye voisine à sa stratégie arabo-pétrolière.
Depuis février 2003, la rébellion du Darfour aurait déjà fait 3 000 morts et 670 000 déplacés. Elle aurait en outre chassé au Tchad quelque 110 000 réfugiés fuyant les combats qui opposent aux forces gouvernementales l’Armée de libération du Soudan (SLA) et le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE). Au programme du ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, est inscrite une escale au camp de réfugiés géré par le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) et installé à Forchana, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière soudanaise. Dominique de Villepin pourra également faire valoir l’aspect humanitaire des préoccupations françaises avec la visite au Soudan d’un projet d'adduction d'eau financé par la France. «Le Soudan est le pays le plus vaste d'Afrique et le conflit du Sud-Soudan, qui a commencé dès 1955, est le plus ancien du continent africain. La France suit de près le processus de paix entre le gouvernement de Khartoum et la rébellion de John Garang notamment à travers des missions d'observateurs et d'experts français», explique la diplomatie française qui «rappelle que le président de la République avait reçu le président Al-Béchir le 19 février 2003 et que le président, ainsi que le ministre, ont également reçu des émissaires du président Al-Béchir le 19 janvier dernier, Awad el Jaz et Tijani Fidaïl (respectivement ministre de l’Energie et secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères). Cette visite sera l'occasion de faire également le point sur la crise qui prévaut dans le Darfour, une crise également de nature humanitaire».

Avant son départ, Dominique de Villepin saluait dans la presse française «le rôle du président Idriss Déby qui est confronté à d'importantes difficultés et multiplie les efforts». Lui-même Zaghawa, comme les populations qui vivent à cheval sur la frontière nord du Darfour, le chef de l’Etat tchadien est en effet d’autant plus sensible au conflit qui secoue la région qu’elle lui a servi de base arrière quand il a pris les armes pour chasser Hissène Habré du pouvoir. Paris avait alors donné son blanc-seing. Idriss Déby n’a aucune envie de voir l’histoire bégayer à son détriment. Or, aujourd’hui comme hier, le principal groupe armé, le MLS, est aussi indifférent aux bornes frontières que ses recrues zaghawa originaires du Soudan mais aussi du Tchad. Inquiet de l’effet tache d’huile, Idriss Deby s’est porté candidat pour tenter une médiation dès l’année dernière. Deux rounds ont échoué en septembre et décembre, avec des cessez-le-feu apparemment violés par les rebelles du Darfour qui accusent Khartoum d’opprimer les communautés négro-africaines et exigent non seulement des garanties de sécurité mais surtout une part du pactole pétrolier, à hauteur de 13% des futures recettes tirées de l’or noir extrait sous leurs pieds. Pour sa part, la presse tchadienne déplore des combats qui auraient récemment opposé, en territoire tchadien, des rebelles du Darfour à des membres de la communauté djandjawid favorables à Khartoum. Elle accuse ces derniers d’avoir attaqué des villages tchadiens le 13 février et deux jours plus tard le poste administratif de Terbézé, à une dizaine de kilomètres de la frontière et à 750 kilomètres à l'est de N'Djamena.

La crise du Darfour dérange Idriss Déby au moment même où, avec le lancement de l’exploitation du pétrole tchadien, il s’auréole de respectabilité internationale, excellent passeport pour l’avenir. Pis encore, au plan national, le conflit du Darfour peut menacer la «normalisation» d’un Tchad soumis depuis des lustres au règne des politico-militaires. Dans ces conditions, nul ne doute de la détermination du président tchadien à contribuer à la «pacification» du Darfour, comme médiateur, ou de toute autre manière. Déjà, à la mi-février, des rebelles du Darfour, en particulier ceux du MJE, ont rejeté la médiation tchadienne, accusant le Tchad d’offrir «l'accès de son espace aérien et de son territoire à l'armée soudanaise». «Le Tchad n'est pas impliqué dans la crise soudano-soudanaise et n'a pas autorisé qui que ce soit à utiliser son espace aérien ou son territoire», a immédiatement démenti le porte-parole du gouvernement tchadien. «Le Tchad épris de paix continuera toujours à offrir ses bons offices pour ramener à la table des négociations les frères soudanais», a-t-il ajouté. C’est aussi ce que paraissait souhaiter Khartoum fin janvier, tout en bombardant, presque tous les jours (selon les observateurs humanitaires) la région soudanaise autour de la localité de Tiné, à cheval entre les deux pays, ce qui obligeait son aviation à faire de larges boucles dans l'espace aérien tchadien.

Bien évidemment, la France ne peut pas être indifférente à la politique tchadienne à l’endroit du Darfour, en raison notamment de sa présence militaire au Tchad et de ses intérêts pétroliers des deux côtés de la frontière. Concernant Idriss Déby, la visite à Ndjaména du chef de la diplomatie française a été précédée par la signature, le 16 février, d’une convention de financement de quatre millions d'euros (2,63 milliards de francs CFA) dans le secteur de l'Energie, avec l'Agence française de développement (AFD). Cette convention a été officiellement présentée comme une récompense de la France «au gouvernement tchadien» en matière «d'assainissement des finances publiques, de réformes structurelles, de lutte contre la pauvreté et de bonne gouvernance». On comprend que l’heure aurait pu être à l’exploitation pétrolière censée soutenir un éventuel développement du «bon élève» tchadien ainsi consacré, si le Darfour n’avait jeté une ombre menaçante aux confins du Tchad et hypothéqué les plans français et américains sur la comète pétrolière soudanaise. Et cela d’autant plus que les partenaires soudanais des négociations en cours au Kénya (leur fin est désormais annoncée pour le 16 mars) continuent de renvoyer la paix à demain, après 21 ans de guerre civile ponctuée de maintes formules d’accords jamais appliqués et de coups de force en tous genres.

Le 9 février, le président Omar Al-Béchir a répété que le gouvernement avait repris le contrôle du Darfour, ce que démentent les rebelles. Il a aussi proclamé une amnistie et promis à l’Onu de faciliter la circulation de l’aide humanitaire. C’est son leitmotiv depuis l’ouverture du conflit. De leur côté, les rebelles ont choisi de le lancer au moment où les pourparlers de paix avec les rebelles sudistes de John Garang s’acheminent à pas de sénateur vers un accord de partage du pouvoir après celui consenti sur les richesses pétrolières le 7 janvier 2004. Aujourd’hui, Khartoum se prévaut d’une victoire militaire sur les activistes de la lutte armée du Darfour, tout en rappelant urbi et orbi qu’ils ont auparavant participé à ses gouvernements. Paradoxalement, le régime Al-Béchir demande aussi à l'Onu de l'aider à «convaincre les rebelles du Darfour à déposer les armes». Il n’en continue pas moins à lever des troupes sur place – des soldats volontaires selon lui, des miliciens selon ses adversaires. Prêchant la fin imminente du conflit Nord-Sud – qu’ils refusent du reste de qualifier ainsi – et minimisant celui du Darfour, ses émissaires à Paris, en janvier dernier, ont battu le rappel des investisseurs et invité la pétrolière Total à revenir au plus vite relancer des activités de prospection interrompues depuis deux décennies. Visiblement, Khartoum conçoit Paris comme une tribune. De même, Khartoum et Ndjaména font figure de marchepieds dans la concurrence arabo-pétrolière qui oppose Paris et Washington sur le continent africain.

Contrer l’influence américaine

Avant Dominique de Villepin, le président Al-Béchir a rencontré, le 12 février, une délégation gouvernementale américaine dirigée par le chef du bureau des Affaires africaines au département d'Etat et par le directeur adjoint de l'Agence américaine pour le développement international (USAID). Washington s’impatiente et souhaite la signature d’un accord de paix global le plus rapidement possible. Ses envoyés ont rappelé eux-aussi qu’ils suivaient de près les négociations et qu’ils étaient déterminés à les faire réussir. Eux-aussi ont manifesté leur souci devant la très grave détérioration de la situation au Darfour et les problèmes humanitaires qui s’ensuivent. Il n’ont fait qu’à demi semblant de croire les allégations gouvernementales selon lesquelles Khartoum «contrôle actuellement tous les bastions des rebelles et, en réalité, tout le Darfour» où les Américains sont appelés à contribuer à des projets de développement. Comme souvent, la question humanitaire, bien réelle et dramatique, permet aux protagonistes de jeter un voile pudique sur leurs actions et leurs intentions au Darfour.

Le président Al-Béchir a annoncé le 18 février la création d'un comité chargé de préparer une conférence sur la paix et le développement du Darfour. Le décret présidentiel radiodiffusé indique qu’il sera composé de 90 personnalités issues des différentes communautés du Darfour, de partis politiques d'opposition, et du gouvernement. Le chef de l’Etat soudanais compte aussi fermement sur son pair tchadien pour participer «activement à la rencontre qu'il entend organiser avec les rebelles pour ramener la paix une fois pour toutes dans la région du Darfour» où une équipe de l'Onu vient d’arriver sur place pour évaluer les besoins humanitaires. Elle a commencé à distribuer des vivres, du matériel et des vaccins à quelque 250 000 personnes déplacées par les combats. «Au moment où nous avons reçu l'autorisation d'intervenir, l'insécurité nous empêche d'atteindre les populations qui ont besoin d'aide», a déploré l’envoyé spécial de l'Onu pour les affaires humanitaires au Soudan qui appelle les belligérants à «cesser immédiatement les hostilités».

La diplomatie française fait état de «toute une série d'initiatives» passées et présentes en appui aux négociations inter-soudanaises : « La France avait envoyé notamment des observateurs dans les Monts Nouba. Il y a eu une mission d'un Ambassadeur de France, M. Conan, qui portait sur les garanties dont pourrait être assorti un accord de paix. Et puis, l'Ambassadeur Henri Benoit de Coignac a été désigné comme envoyé spécial pour le processus de paix». Pour sa part, c’est dès 1991 que le général Al-Béchir avait exprimé officiellement sa volonté «d’utiliser tous les moyens» pour se rapprocher de la France. Deux ans plus tard, il avait effectivement sollicité Paris pour la médiation avec John Garang. Parallèlement, les services français et leurs homologues soudanais s’étaient engagés dans une étroite coopération – dont certains prolongement intéressent notamment le parquet de Nice qui instruit un dossier d’exportation suspecte de matériel militaire aérien entre la France et le Soudan – qui s’est soldée en août 1994 par la livraison à la France du terroriste Carlos.

Le ministre français de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, avait proclamé qu’en remettant Carlos à la France, Khartoum avait fait un «geste» décisif consommant sa rupture avec le terrorisme. De quoi agacer les Américains, conformément aux vœux de Khartoum, ce qui n’empêche pas Washington de largement mener le jeu occidental au Soudan. En revanche, au Tchad, Paris reste en pôle position. Mais le dessous des cartes invite à raisonner bien au-delà des seuls enjeux que peuvent représenter pour les uns ou les autres le Soudan et le Tchad, pris isolément où dans leur seule région géographique, avec leurs gisements pétroliers respectifs. Le retour tonitruant de la Libye voisine dans le giron international répond à la volonté stratégique de Washington de s’implanter durablement dans un univers arabo-africain, versant Maghreb d’un Machrek (Levant) pétrolier. Le Soudan s’inscrit parfaitement dans cette logique d’articulation.



par Monique  Mas

Article publié le 19/02/2004