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Albanie

Métamorphoses albanaises

Le maire de Tirana, Edi Rama 

		(Photo AFP)
Le maire de Tirana, Edi Rama
(Photo AFP)
Le pays change. Les métamorphoses de la capitale Tirana sont emblématiques des mutations que le pays connaît, sept ans après les émeutes du printemps 1997.

De notre envoyé spécial à Tirana.

La mue de Tirana repose très largement sur la volonté d’un homme, le maire Edi Rama, qui a obtenu un second mandat à la tête de la capitale lors des élections de l’automne dernier. Étudiant à l’Académie des Beaux-Arts à la fin des années 1980, Edi Rama s’engage dans les premières contestations du régime stalinien que connaît encore l’Albanie. Il fait vite partie des déçus de la transition démocratique dirigée par Sali Berisha. Maltraité par la nouvelle police « démocratique », il se réfugie en France, et vit quelque temps dans des squats d’artiste à Paris. Un beau jour du printemps 1998, le Premier ministre socialiste Fatos Nano lui téléphone pour lui proposer de devenir ministre de la Culture. Depuis, il a accepté de lier son sort aux anciens communistes réformés qui dirigent sans partage l’Albanie depuis les émeutes de 1997.

Edi Rama quitte le ministère de la Culture en 2001 pour devenir maire de Tirana. Souvent vêtu de rouge, de grosses chevalières aux doigts, le maire de Tirana est un artiste pas toujours bien compris dans son propre pays. Pourtant, en trois années, la méthode Edi Rama a payé, et Tirana a changé de visage. Les services de communication de la mairie étirent le bilan sous la forme d’une litanie de chiffres : plus de mille constructions illégales ont ainsi été détruites le long de la rivière Tirana, qui a été débarrassée de pas moins de 135 000 tonnes de détritus divers. La place Skenderbeg et le boulevard des Martyrs de la Nation, l’axe central de la ville, ont été débarrassés des kiosques et des petites échoppes qui avaient fleuri dans les années 1990. Les parcs de la ville ont également été rendus aux promeneurs. Les mauvais esprits regrettent certes toujours un peu les petites échoppes de barbiers ou de nourriture rapide, mais les bars branchés et les boutiques de luxe donnent désormais un cachet inattendu à la capitale albanaise. L’Opéra national a été rénové, tandis qu’Edi Rama est, à titre privé, propriétaire du plus grand cinéma de la ville, l’un des plus modernes et des mieux équipés de tous les Balkans.

Artiste toujours, Edi Rama a fait repeindre les façades des immeubles du centre-ville en couleurs vives, jaune canari, brique, bleu ciel, vert clair, pour rafraîchir leur teint gris de l’époque stalinienne. Les jeunes apprécient, les vieux un peu moins… Selon Monsieur le Maire, « les couleurs vives étaient une thérapie de choc pour un patient assommé par les calmants ».

Ses opposants lui reprochent d’avoir totalement délaissé les quartiers périphériques. En 1992, Tirana comptait 200 000 habitants. Aujourd’hui, près d’un million de personnes vivraient dans la capitale albanaise. Les migrants chassés par l’exode rural et l’immense misère du pays s’entassent dans les périphéries qui ne cessent de s’étendre. Durant son nouveau mandat, Edi Rama veut s’attaquer aux infrastructures de base, toujours largement défaillantes, et étendre le cadastre à l’ensemble de l’agglomération, pour réduire la corruption et les constructions illégales.

Une Albanie à deux vitesses

Pour un voyageur qui traverse l’Albanie, le contraste est plus frappant que jamais. Malgré les travaux engagés ces dernières années, le pays ne compte toujours que 30 kilomètres de véritables autoroutes, le chômage touche de 18 à 30% de la population active, un tiers des Albanais vivent en dessous du seuil de pauvreté, et la corruption reste endémique. Tirana est le symbole d’une Albanie à deux vitesses édifiée par des socialistes très libéraux tout comme ils sont, en politique étrangère, très atlantistes.

Cette « nouvelle Albanie » est également visible à Vlora, le grand port du sud du pays, qui a symbolisé durant des années la dérive mafieuse et criminelle de l’Albanie.

Le sort de Vlora avait basculé durant les émeutes du printemps 1997. La ville est alors devenue un bastion des insurgés, et surtout des multiples réseaux criminels. Vlora servait de plaque tournante majeure vers l’Italie. Chaque nuit, des dizaines de gomoni, de rapides hors-bord, mettaient le cap sur les côtes des Pouilles italiennes, avec des chargements mêlant drogue, cigarettes et candidats à l’émigration clandestine. La clientèle se recrutait d’abord en Albanie même ou au Kosovo, surtout quand la guerre s’est intensifiée dans la province yougoslave, en 1998-1999, mais des clandestins venus de Turquie, du Proche et du Moyen-Orient ou des ex-républiques soviétiques n’ont pas tardé à affluer à Vlora.

Rami Isufi, le propriétaire de l’hôtel Bologna, est catégorique : « plus aucun bateau ne part vers l’Italie. Il n’y a même plus besoin de contrôles en mer, car depuis le rivage, chacun peut voir si un hors-bord est mis à l’eau et prévenir la police ». Pourtant, le 9 janvier 2004, 21 clandestins sont morts dans le naufrage d’un bateau. « Ce soir-là, la mer était mauvaise, et le bateau n’aurait pas dû partir. Les trafiquants sont venus d’Italie, et ont essayé de repartir avec des gens prêts à tout risquer. Le bateau a pris vers le sud pour échapper aux contrôles, mais il n’a pas tardé à sombrer. Personne de Vlora n’aurait couru un tel risque », poursuit Rami Isufi.

Ces dernières années, l’Italie a procédé à quelques expulsions très médiatisées de clandestins albanais, et la loi Bossi-Fini sur l’émigration, adoptée en 2002, a marqué un tournant répressif. En Albanie même, la pression au départ est bien moindre qu’il y a quelques années, et le gouvernement italien a su convaincre son homologue albanais de déployer les grands moyens pour stopper les flux de clandestins. Une brigade mixte italo-albanaise est toujours stationnée dans l’île de Sazan, au large de Vlora, et des carabiniers patrouillent sur les plages albanaises.

L’Italie a su récompenser à son juste prix l’engagement des autorités albanaises. En 2002, la presse albanaise avait dévoilé un ambitieux projet américain de construction d’un oléoduc entre le port bulgare de Burgas et Vlora. Dans ce schéma, Burgas aurait servi d’étape au pétrole et au gaz de la Caspienne, et Vlora serait devenue une tête de pont de cette nouvelle route.

Ce projet semble aujourd’hui oublié. Par contre, le gouvernement albanais a proposé en avril dernier d’accorder à la compagnie La Petrolifera Italo Rumena  le monopole de la construction et de l’exploitation d’un terminal pétrolier à Vlora. Le projet couvrirait une superficie de 183 000 mètres carrés. En échange des travaux d’aménagement, la compagnie italienne obtiendrait une concession exclusive de 30 ans ainsi que des dégrèvements fiscaux. Les députés albanais ont provisoirement bloqué ce projet, sur lequel planent de forts soupçons de corruption.

Si les trafics appartiennent au passé, de quoi peuvent vivre les habitants de Vlora ? Ancien policier, Rami Isufi est un homme très bien informé. Son hôtel se dresse sur le quai du port de commerce, face à trois petits cargos qui achèvent de rouiller. « Certains ont gagné beaucoup d’argent durant les années où les trafics vers l’Italie étaient faciles », reconnaît-il. « Mais en réalité, personne n’est devenu riche : avec les profits tirés d’un hors-bord, il fallait souvent faire vivre une trentaine de personnes ».

Les nouveaux riches, souvent venus de Tirana, construisent des villas de mauvais goût sur les criques proches de Vlora, mais la population de la cité portuaire vit toujours très difficilement. Dans la capitale, un nouveau bar établi au sommet du building récemment construit de la société allemande Vodafone tourne au-dessus des terrasses illuminées de l’ancien « bloc » réservé aux dignitaires communistes. Ce café est rempli de nouveaux riches, mais les consommations sont à un tarif inabordable pour l’immense majorité des Albanais.



par Jean-Arnault  Dérens

Article publié le 06/06/2004 Dernière mise à jour le 07/06/2004 à 06:25 TU