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Cambodge

Sihanouk : l’histoire du roi qui abdiqua deux fois

Le roi du Cambodge Norodom Sihanouk accueillant le général de Gaulle lors de sa visite à Phnom Penh en 1966. 

		(Photo : AFP)
Le roi du Cambodge Norodom Sihanouk accueillant le général de Gaulle lors de sa visite à Phnom Penh en 1966.
(Photo : AFP)
En annonçant son abdication le 6 octobre dernier, le roi du Cambodge qui est âgé de 82 ans veut éviter « au lendemain de [sa] mort des troubles mortels pour la monarchie khmère et surtout catastrophiques pour le Cambodge et son peuple ». Ainsi jusqu’au bout, celui qui domine depuis 63 ans l’histoire tragique de son pays aura montré au monde que le Cambodge, c’est Sihanouk. Et rien d’autre…

« Aujourd’hui, je règne mais ne gouverne pas. Mais j’ai gouverné dans le passé. Après cinquante cinq ans de vie politique active, je vais probablement mourir dans la peau d’un roi constitutionnel ». Sihanouk tel qu’en lui-même : déroutant et ambigu. C’était le 27 avril 1996, à la résidence de l’ambassadeur du Cambodge en France. Après une visite d’Etat de trois jours à Paris où il est reçu en grande pompe par le président Jacques Chirac, le monarque cambodgien éprouve le désir de revoir quelques proches avant de retourner à Phnom-Penh. Massés autour de lui, les invités –autant de Cambodgiens que de Français- l’écoutent, silencieux et respectueux. Sihanouk dans son costume gris, se tient debout, droit et majestueux. Il parle comme à son habitude. De lui et du Cambodge, du Cambodge et de lui. Pendant deux heures, l’immense comédien monologue, se met en scène, jouant tantôt de l’humour ravageur et tantôt de la fâcherie. Avec un ton grave, il évoque la situation du Cambodge, la sienne… « Oui, j’ai gouverné pendant longtemps le Cambodge. Mais aujourd’hui, je suis un roi sans pouvoir et les dirigeants cambodgiens ne m’écoutent pas ». La phrase, un mélange d’amertume, de frustration et d’une certaine nostalgie, garde tout son sens aujourd’hui et explique en partie pourquoi huit ans après avoir prononcé ces mots, Sihanouk décide d’abandonner son trône. C’est l’évidence même, le vieux monarque était mal à l’aise dans ses habits de roi. Enfermé dans « une cage constitutionnelle », le plus illustre des Cambodgiens a dû se contenter, pendant onze ans, de regarder deux hommes façonner « son Cambodge » : le Premier ministre Hun Sen et le prince Norodom Ranariddh, son propre fils qui est président de l’Assemblée nationale.

« Je suis trop jeune pour devenir roi »

Né le 31 octobre 1922 à Phnom-Penh, Sihanouk (Siha veut dire « le lion » en Pâli), reçoit une éducation française à l’école primaire François Baudoin de la capitale cambodgienne puis au lycée Chasseloup-Laubat de Saïgon. Le jeune prince se passionne pour l’art et la littérature (surtout le cinéma et la musique) et se désintéresse totalement des intrigues au sein de la famille royale déchirée alors entre deux dynasties rivales : la branche aînée, Norodom, et la branche cadette, Sisowath. La querelle est déclenchée en 1904, lorsqu’à la mort du roi Norodom, le protectorat français fait accéder au trône son frère Sisowath jugé plus docile, au détriment de la descendance directe du souverain défunt. Elle se poursuit en 1927, puisque la couronne au lieu de revenir, comme beaucoup l’ont espéré, aux Norodom, se fixe sur Monivong fils aîné de Sisowath. Sihanouk, arrière-petit-fils du roi Norodom par son père et arrière-petit-fils du roi Sisowath par sa mère paraît donc tout indiqué pour mettre fin à cette rivalité. C’est pourquoi en avril 1941, à l’âge de 19 ans, il est choisi par l’Amiral Decoux alors gouverneur de l’Indochine pour être le monarque du Cambodge. « J’ai appris la nouvelle en versant un torrent de larmes. Je suis trop jeune et je ne m’en sens pas capable », écrira-t-il plus tard dans ses mémoires Souvenirs doux et amers. Avec ce « prince charmant et docile » qui ne pense qu’à s’amuser la France croît tenir le roi fantoche. Mais c’était mal connaître Sihanouk.

1955 : Sihanouk abdique et jure de ne pas remonter sur le trône

A la fin de la seconde guerre mondiale, alors que les soldats de l’oncle Hô (Hô Chi Minh) font la guerre aux Français pour obtenir l’Indépendance du Vietnam, Sihanouk, préfère attendre. Jamais il n’accepterait que son Cambodge bien aimé saigne. En 1953, subitement, il se lance dans la « croisade royale pour l’Indépendance » qu’il obtient en quelques mois sans qu’aucune goutte de sang ne soit versée. Mais à partir de 1955, il s’agit de ne pas se faire broyer entre le bloc communiste et le bloc américain qui se disputent l’Indochine. Là aussi, « Sihanouk ne veut pas voir souffrir son pays dont il se fait ‘une certaine idée’ : le Cambodge doit être neutre pour être en paix et pour être en paix il doit se renforcer sur la scène internationale », affirme Charles Meyer, son conseiller pendant treize ans. Ainsi après sa participation à la conférence de Bandung en 1955, Sihanouk s’associe à Tito, Nasser, Soekarno et Nehru dans le Mouvement des non-alignés. La même année, il abdique en faveur de son père Suramarit pour se consacrer entièrement à la vie politique et jure de plus jamais remonter sur le trône. Il fonde alors un vaste rassemblement, royaliste et socialiste, le Sangkum Reatr Niyum qui lui permet de gouverner jusqu’à la fin de 1969 pratiquement sans partage et sans opposition. Parallèlement, il cherche à promouvoir son image et celle du Cambodge à l’étranger. Le monde et son peuple peuvent l’admirer tour à tour en footballeur, en chanteur romantique, en compositeur, en journaliste et en cinéaste mettant le Cambodge en scène à travers des films dont les acteurs sont parfois lui-même, ses enfants et ses ministres.

Son charisme et sa personnalité brillante, vigoureuse et pittoresque séduisent les personnages aussi différents que Zhou En Laï, de Gaulle et Kim Il Sung. Mais ses coups d’éclat, ses boutades, ses rebondissements et ses pirouettes agacent les Etats-Unis avec lesquels il décide de rompre en 1965. Au même moment, alors que les Américains tentent d’empêcher les communistes du Nord Vietnam de déferler sur le Sud, Sihanouk autorise à Hanoi la construction d’une piste Hô Chi Minh en territoire cambodgien. Son anti-américanisme et sa complaisance à l’égard de Pékin finissent par inquiéter la droite militaire cambodgienne qui se range alors derrière le général Lon Nol pour le destituer le 18 mars 1970. « C’était le 19 mars 1970, raconte Alain Daniel, un des rares Français à avoir la faveur de Sihanouk depuis plus de trente ans. Nous étions à Moscou. Sihanouk venait d’apprendre qu’il avait été destitué. Qu’il n’était plus rien. Nous devions nous envoler vers Pékin avec une escale à Irkoutsk. Dans cette ville sibérienne, le gouverneur qui n’avait pas été mis au courant de la destitution de Sihanouk nous attendait pour offrir, en l’honneur du chef d’Etat cambodgien, un repas pantagruélique. Personne n’avait faim, envie de sourire ou de parler. Pendant deux heures, Sihanouk rit, parla, mangea. Refoulant ses problèmes, avalant son angoisse et masquant son amertume, il fut au sommet de son art. Pour ne pas décevoir. Une fois que nous avons regagné l’avion, l’atmosphère est redevenue lourde. C’était, à nouveau, la fin du monde. Et le visage de Sihanouk a repris une expression de gravité ».

Sihanouk est trompé par les Khmers rouges

Trop c’est trop. Malheur à tous ceux qui ont osé lui enlever « son Cambodge ». Chaussant les sandales Hô Chi Minh des Vietcongs, coiffant la casquette Mao des partisans de Pol Pot, Sihanouk fait la guerre aux républicains qui l’ont renversé. Peine perdue. Il a été roulé par les Khmers rouges. Lorsque ceux-ci prennent le pouvoir en 1975, non seulement ils ne rendent pas le Cambodge à leur ex-chef symbolique mais le « crachent comme un noyau de cerise ». Pol Pot le gardera prisonnier pendant près de quatre ans. Cinq de ses enfants et quatorze de ses petits enfants succomberont durant le génocide. A la veille de l’entrée des Vietnamiens à Phnom-Penh, en décembre 1978, les dirigeants Khmers rouges, le mettent dans un avion pour Pékin. Sa mission : demander au monde de condamner l’agression de Hanoi. Sihanouk le fera. Non pas pour Pol Pot mais pour le Cambodge.

Il va rétablir son autorité en combattant sans relâche l’occupation vietnamienne dans les enceintes internationales et en fondant « le gouvernement de coalition du Kampuchéa démocratique » en 1982. Chef sans soldat, Sihanouk choisit de pactiser encore une fois avec les Khmers rouges. Rien ne l’effraie, rien ne l’arrête, lorsqu’il s’agit de sauver « son Cambodge ». A partir de 1988, il se remet à parcourir le monde pour réclamer la tenue d’une conférence mondiale sur le Cambodge. La communauté internationale finit par l’entendre : les Accords de¨Paris, signés le 23 octobre 1991, en présence du Secrétaire général de l’ONU et garantis par dix-neuf Etats, rétablissent la paix au Cambodge et rendent possible son retour triomphal à Phnom-Penh le 14 novembre 1991. Il est proclamé roi, pour la deuxième fois de sa vie, le 24 septembre 1993.

En abdiquant, il veut sauver la monarchie

De ses liens privilégiés avec Zhou En Laï et Mao, il reste aujourd’hui à Sihanouk l’amitié indéfectible de la Chine toujours prête à satisfaire ses besoins matériels : une résidence à Pékin construite sur l’ordre de Zhou En Laï vers la fin de 1975, un avion pour ses fréquents déplacements entre la capitale chinoise et Phnom-Penh, sans compter une équipe d’éminents et dévoués médecins pour préserver sa santé. Ces dernières années, le vieux monarque s’est dit attristé de voir le Cambodge produire tant de crises politiques et politiciennes et son « petit peuple » vivre dans l’extrême pauvreté. Sa tristesse était d’autant profonde que la fonction honorifique du roi, avec ses interdits et ses protocoles, ne pouvait pas lui permettre de sauvegarder la nation khmère. En choisissant d’abdiquer pour la deuxième fois, le plus politique des Cambodgiens aura réussi au pire à ne pas « mourir dans la peau d’un roi constitutionnel » et au mieux à sauver la monarchie et à s’assurer que c’est bien son fils Sihamoni qui montera sur le trône.



par Jean-François  Tain

Article publié le 14/10/2004 Dernière mise à jour le 14/10/2004 à 07:18 TU

Audio

Nathalie Tourret

Journaliste à RFI

«Au Cambodge, la décision du roi d'abdiquer a pris tout le monde de court.»

[14/10/2004]

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