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Cambodge

«<i>J’ignorais complètement ce qui s’est passé</i>»

L’ancien président du Kampuchéa démocratique Khieu Samphan a reconnu en début de semaine dans une lettre adressée à la presse cambodgienne la réalité du génocide perpétré par les Khmers rouges entre 1975 et 1979. Toutefois il nie sa responsabilité personnelle dans les massacres de masse qui ont marqué le martyr des Cambodgiens au cours de cette période. Agé aujourd’hui de 73 ans, Khieu Samphan comptera vraisemblablement parmi les anciens responsables du régime khmer rouge qui seront jugés pour «génocide» cette année. On estime à 1,7 millions le nombre de morts causé par ce régime dont aucun dirigeant n’a jusqu’alors été poursuivi. Le procès des anciens responsables devrait s’ouvrir cette année au Cambodge, avec l’appui de l’ONU.
Khieu Samphan répond aux questions de Sophie Marsaudon. Présentation de l’interview: Alexis Delahousse (2 janvier 2004, 7’17’’).

De notre envoyée spéciale.

Une petite maison sur pilotis, comme il en existe des milliers dans la campagne cambodgienne. A la fenêtre, un vieil homme souriant, qui fait signe d'entrer. Trois chatons roux se poursuivent sur les marches en bois. Nous sommes à Pailin, tout près de la frontière thaïlandaise, chez Khieu Samphan, l'homme que Pol Pot a nommé à la présidence du Kampuchéa démocratique. Un des anciens responsables du régime Khmer Rouge qui devrait être bientôt jugé pour «crimes contre l'humanité» par le tribunal spécial dont la création a été décidée l'an dernier par le gouvernement cambodgien et les Nations unies.

Avant de pouvoir rencontrer Khieu Samphan en ce beau jour de juillet, alors que le pays se prépare à élire ses nouveaux députés, il a fallu montrer patte blanche, avoir de longs entretiens avec des anciens cadres du mouvement, et promettre, surtout, de n'utiliser ni magnétophone, ni appareil photo. S'engager même à ne pas faire mention, publiquement, de cet entretien, «qui ne doit, en aucun cas, être considéré comme une interview». Malgré ces contraintes, la rencontre aura lieu et les engagements seront tenus jusqu'à ce que le vieil homme se décide, en cette fin d’année 2003, à sortir lui-même du silence dans lequel il s'était enfermé depuis tant d'années.

Quatre heures d'entretien, ou plutôt, de monologue. L'histoire récente du Cambodge, revue et corrigée par son ancien président, qui reste fasciné, à l'évidence, par une révolution dont il est bien obligé, aujourd'hui, de reconnaître, et par conséquent de déplorer, les excès. Khieu Samphan admet volontiers qu'il admire toujours Pol Pot, dont il vante le charisme. «La radicalisation du régime? Oui...», et le septuagénaire se lance dans une nouvelle explication. On imagine aisément qu'il passe ses soirées à refaire l'histoire, avec son voisin Nuon Chea, qu'on appelait à l'époque «Frère Numero 2», Nuon Chea dont la petite fille joue devant la maison pendant que Khieu Samphan tente de justifier l'injustifiable.

Aujourd’hui, il parle

«Je réalise maintenant qu'il ne peut y avoir d'autre voie que celle du tribunal», vient-il de déclarer à RFI. Il est temps pour lui de préparer sa défense, en essayant de convaincre les Cambodgiens qu'il est innocent de tous les crimes dont on l'accuse. C'est pour cela qu'il vient d'écrire une «Lettre ouverte à ses compatriotes», et qu'il a finalement accepté de répondre aux questions de Radio France Internationale. Mais certains mots sont difficiles à prononcer. Il n'est donc pas étonnant que, sitôt après la publication de cette lettre ouverte dans la presse cambodgienne, Khieu Samphan ait été victime d'une extinction de voix qui l'a empêché, plusieurs jours durant, de demander pardon au micro de RFI.

Encore n'a-t-il accepté de le faire qu'en français. Ces mots-là, il n' a pas voulu les dire en langue khmère au confrère qui l'a interrogé juste après. L'ancien président du Kampuchéa démocratique veut bien reconnaître que «la révolution (des Khmers Rouges) se soit révélée la plus radicale et la plus violente des révolutions jusqu'ici connues dans le monde, et qu'elle ait causé tant de deuils et de souffrances», il n'accepte pas qu'on puisse le tenir pour responsable des quelque deux millions de morts du génocide.

Un mot qu'il se refuse aussi à employer. «J'ignorais à peu près complètement», nous a-t-il affirmé, «ce qui se passait dans le pays. J'avais accepté des règles de discipline qui se traduisaient par mon isolement de ce qui se passait réellement». Et le vieillard d'insister sur les «réussites» du régime Khmer Rouge -programme d'irrigation ou sauvegarde de la souveraineté et de l'intégrité nationale (une obsession, toujours, au Cambodge). Il faut, explique-t-il, remettre les choses dans leur contexte en tenant compte de la complexité de la situation. En l'écoutant parler, je repense au témoignage d'un des derniers survivants du centre de détention et de torture S-21 à Phnom Penh, et je me demande s'il est prêt, lui, à pardonner à ce vieillard pathétique.



par Sophie  Marsaudon

Article publié le 02/01/2004