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Travail forcé

Esclaves des temps modernes

56 % des travailleurs forcés sont des femmes. (Photo : AFP)
56 % des travailleurs forcés sont des femmes.
(Photo : AFP)

Quatre ans après l’appel, quelque peu comminatoire, de son précédent document, «Halte au travail forcé»(2001), c’est «Une alliance mondiale contre le travail forcé» que l’Organisation internationale du travail (OIT) propose dans son rapport du 11 mai. L’OIT précise que les 12, 3 millions de travailleurs forcés recensés par ses enquêteurs représentent seulement la partie émergée d’un monumental iceberg appelé à grossir avec la globalisation économique. Esclavage des temps modernes, le travail forcé n’est plus l’apanage de régimes totalitaires comme celui de l’Allemagne nazie ou du Cambodge de Pol Pot. Il concerne le Nord industrialisé comme le Sud en développement et frappe d’abord les femmes (56%) et les très jeunes gens (40% de moins de 18 ans). Extrêmement lucratif pour le secteur privé, il prospère sur le vide juridique et l’indifférence politique de nombre d’Etats.


Pour définir le travail forcé, l’OIT avance deux critères principaux : «le travail ou le service exigé est exécuté sous la menace d’une peine et contre la volonté de la personne». La menace et la contrainte prennent en effet des formes diverses sur le marché de la main-d’œuvre à bas coût de l’économie globalisée du XXIe siècle. Et cela, même si la traite des femmes, à des fins d’exploitation sexuelle, ou le trafic de migrants clandestins, pour l’agriculture ou le bâtiment, empruntent beaucoup au commerce du «bois d’ébène». Celui-ci est désormais interdit mais sous certaines latitudes, le passé se conjugue au présent. L’OIT cite, par exemple, la perpétuation, en Afrique, de l’asservissement domestique de descendants d’esclaves. Elle relève aussi la «servitude pour dettes» inextinguibles, comme il est de tradition en Asie. Tout cela rapporte gros, plusieurs milliards d’euros, selon l’OIT, qui souligne que, la sophistication des moyens de transport aidant, le marché du travail forcé intéresse aujourd’hui des mafias internationales très organisées.

La mondialisation en cause

Organisation tripartite qui rassemble des représentants des gouvernements, des employeurs et des syndicats pour édicter des normes et surveiller leur mise en oeuvre, l’OIT a vocation «naturelle» à combattre le travail forcé. Dans son dernier rapport sur la question, elle se donne plus précisément mission de «rallier l’opinion mondiale à la cause d’une mondialisation juste, qui donne la priorité à la personne». La cause n’est en effet nullement gagnée d’avance car, comme l’explique le coordinateur de son programme d’action contre le travail forcé, Patrick Belser, «les formes traditionnelles liées aux discriminations, à la pauvreté ou aux systèmes agricoles archaïques tendent à diminuer au profit d'une forme moderne de trafic». Celle-ci concerne au premier chef les pays industrialisés. Et cela, directement, avec l’exploitations des migrants qui font tourner leurs entreprises de restauration ou leurs ateliers textiles, mais aussi indirectement, à travers les production à bas prix d’Asie ou d’Amérique latine.

La pression sur les coûts de fabrication est en effet la cause principale du travail forcé. Le mouvement se généralise à coups de délocalisation. L’OIT estime que l’Asie et la région du Pacifique rassemblent le plus grand contingent de travailleurs forcés. Ils seraient au moins 9,5 millions et le phénomène est en pleine expansion. Il est aussi en train de muter. «Le système de servitude pour dettes est encore très présent en Asie du Sud», observent les rapporteurs de l’OIT. Cérémonies traditionnelles, mariages, ou même mauvaises récoltes sont autant d’occasions, pour les créanciers, de s’attacher des obligés, parfois à vie et par familles entières. Mais aujourd’hui, ils besognent de plus en plus souvent dans la sous-traitance des commandes passées depuis des pays industrialisés.

L’Asie n’a pas rompu avec les camps de travail, impénétrables en Corée du Nord par exemple, mais l’heure n’est plus vraiment à la contrainte d’Etat ni au secteur primaire. La tendance est de plus en plus orientée vers les entreprises privées du secteur des biens manufacturés. Ce n’est pas encore le cas en Amérique du Sud ou en Afrique où l’esclavage agricole absorbe toujours la majorité des travailleurs forcés (environ 1,5 million de Latino-Américains et quelque 660 000 Africains). Dans les pays riches, les arrières-boutiques d’Europe et des Etats-Unis renfermeraient quelque 360 000 travailleurs sans papiers et sans droits, enchaînés par la peur du gendarme, pour le plus grand profit de leurs exploiteurs. Les bénéfices sont difficile à chiffrer, les Etats s’intéressant rarement aux recettes privées tirées des travailleurs clandestins. Mais selon l’OIT, de nombreuses entreprises occidentales, des multinationales aussi, prospèrent sur les écarts de salaires. «Usine à suer» et main-d’œuvre enfantine augmentent les dividendes. Chaque année, selon l’OIT, la prostitution des femmes d’Europe de l’Est rapporte entre 21 à 25 milliards de dollars à ceux qui les ont jetées sur les trottoirs de l’Ouest..

Le rapport estime que 2, 5 millions de personnes travaillent sous la contrainte directe de leur propre gouvernement, souvent très militarisé. Mais 9, 8 millions de travailleurs forcés sont exploités par des opérateurs privés. «Ce problème pourrait s'aggraver s'il n'y a pas équilibre entre l'offre et la demande», estime l’OIT. A défaut d’espérer un hypothétique ajustement économique avant longtemps, reste à constater que «le déséquilibre actuel constitue un terreau fertile pour le trafic de main-d'œuvre». Il menace aussi la libre concurrence : la quadrature du cercle qui réunit Etats, patrons et travailleurs au Bureau international du travail (BIT).

Le directeur général du BIT, Juan Somavia, estime que «le travail forcé est le revers de la mondialisation, un fléau social qui n'a pas sa place dans le monde moderne». L’épais rapport de l’OIT sera sur la table de la Conférence internationale du travail, en juin prochain. Juan Somavia veut croire que «même si les chiffres sont élevés, ils ne le sont pas assez pour que l'abolition du travail forcé soit impossible».


par Monique  Mas

Article publié le 12/05/2005 Dernière mise à jour le 12/05/2005 à 17:59 TU

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Patrick Belser

Économiste et coordinateur des recherches sur le travail forcé au sein de l'OIT, l'Organisation internationale du travail

«Nous avons vu dans un certain nombre de cas que se sont les autorités qui imposent le travail forcé (...) dans la majorité des cas s'est plutôt l'impunité qui se développe par manque de moyens de mettre en oeuvre la législation.»

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