Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Turquie

Ankara pourrait rejuger le leader kurde Abdullah Öcalan

Manifestation des Kurdes en faveur d'Abdullah Öcalan, le 1er mai, à Istanbul. Le procès du leader kurde qui avait été condamné il y a six ans à la peine capitale peut être réouvert.(Photo : AFP)
Manifestation des Kurdes en faveur d'Abdullah Öcalan, le 1er mai, à Istanbul. Le procès du leader kurde qui avait été condamné il y a six ans à la peine capitale peut être réouvert.
(Photo : AFP)
La Cour européenne des droits de l’Homme a jugé que le procès en 1999 du chef rebelle kurde Abdullah Öcalan n’avait pas été impartial, ce qui pourrait obliger la Turquie à rouvrir le procès de celui qui avait été condamné il y a six ans à la peine capitale, avant que cette condamnation ne soit commuée en emprisonnement à vie. La décision finale, qui lierait Ankara, reviendra au Conseil de l’Europe.

De notre correspondant à Istanbul

Attendue, la décision des 17 juges de la Cour européenne des droits de l’Homme n’a pas plus surpris que véritablement déçu en Turquie, où on est habitué à voir les pratiques dénoncées à Strasbourg. Une décision «sur la forme et non sur le fond», a commenté le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui rappelle que, en cas de nouveau jugement, ce sont «les juges turcs qui trancheront» et non pas une quelconque institution étrangère – histoire de ne pas choquer les sensibilités nationalistes ou souverainistes en Turquie. De toutes façons, a-t-il ajouté, «ce dossier est classé dans la conscience collective» turque. Le plus important pour Ankara reste que l’avis des sages de Strasbourg ne soit pour l’instant qu’une recommandation, alors que la décision finale et contraignante reviendra au Conseil de l’Europe.

C’est vrai que personne en Turquie, toutes tendances politiques confondues, ne doute vraiment du sort qui serait réservé à Abdullah Öcalan en cas de nouveau procès : «il serait condamné à la même peine», promet le procureur Talat Salk, qui officiait en mai et juin 1999 dans le tribunal provisoire installé sur l’île-prison d’Imrali, en mer de Marmara. Lui qui était le seul militaire de cette Cour de sûreté de l’État – et dont la présence disqualifia la Justice turque aux yeux des instances européennes – affirme pourtant que les droits de la défense étaient, à ses yeux, assurés : «je sais que les avocats [d’Öcalan] avaient communiqué les pièces du dossier d’instruction au prévenu», affirme-t-il aujourd’hui, dénonçant, à l’instar de l’institution militaire, la décision de la Cour européenne.

Le chef d’état-major adjoint Yasar Büyükanit n’hésite ainsi pas à parler de jugement «politique» de la part des sages de Strasbourg, et de bien insister sur le fait que l’Armée «ne restera pas neutre» dans cette affaire, qu’elle défendra ses intérêts au nom de ses martyrs tombés au cours des 15 ans de guérilla menée par le Parti des Travailleurs du Kurdistan, le PKK. On n’en attendait sans doute pas moins de la part de l’Armée turque qui rappelle à qui veut l’entendre ces dernières semaines que «le PKK est de retour», que le nombre de ses militants en territoire turc est «au niveau de ce qu’il était en 1999» justement, que des attaques sont «imminentes» dans les villes et à la campagne...

Complications politiques et légales

Le sentiment général des responsables turcs n’est pourtant pas si critique à l’encontre d’une cour qui a pourtant une «tradition» de dénonciation des pratiques de l’appareil juridique turc. Dès l’annonce de l’arrêt, jeudi, le ministre turc de la Justice Cemil çiçek a par exemple d’abord salué le fait que plusieurs des recours des avocats du leader indépendantiste n’avaient pas été retenus dans le jugement à l’encontre d’Ankara. Autrement dit : la condamnation aurait pu être plus sévère, la Turquie ne s’en sort pas trop mal. Les média ont eux aussi soulignés que les juges de la CEDH avaient pris leur décision à une majorité ‘relative’ de 11 voix contre 6 ‘seulement’, ce qui est interprété comme un signe de clémence... Les observateurs notent également avec le même soulagement que celui qui est toujours présenté comme le «massacreur de bébés» dans certains journaux n’a pas été nommé «leader kurde», mais citoyen turc, ce qui équivaudrait à un geste d’impartialité plutôt de bonne augure, vu du côté turc.

A l’instar de l’avocat Mahmut Sakar, les défenseurs d’Abdullah Öcalan se disent d’ailleurs certes satisfaits, mais «pas convaincus» par le jugement rendu à Strasbourg: si Hasip Kaplan salue la condamnation des entraves évidentes à l’exercice de leur défense, ils regrettent notamment de n’avoir pas obtenu gain de cause sur les conditions de l’arrestation du chef rebelle au Kenya, et aussi de celles de sa détention sur l’île-prison d’Imrali, qui n’est pas sous le contrôle du ministère de la Justice mais de l’armée. Ils promettent en tous cas de nouvelles batailles juridiques à venir, mais semblent avoir perdu une manche.

Ankara se prépare donc à la possible réouverture d’un procès qui n’est pas sans risque en termes de politique intérieure, car «la Turquie ne peut pas s’opposer à une injonction du Conseil de l’Europe» dont elle est membre, rappelle Ibrahim Kaboglu, professeur de droit à l’Université de Marmara. Mais le débat «technique» en Turquie même est loin d’être terminé : le président de la République lui-même, un constitutionnaliste de formation, pointait les complications légales qui surviendraient en cas de nouveau jugement. Argument que ne manqueront pas d’utiliser les politiciens de tous bords, dans un contexte marqué par une poussée de nationalisme inquiétante ces dernières semaines. Un nouveau procès Öcalan risquerait donc de «déstabiliser le pays», d’ouvrir la voie à la «propagande» et aux «affrontements partisans», mettait en garde le chef de l’opposition parlementaire Deniz Baykal.

par Jérôme  Bastion

Article publié le 13/05/2005 Dernière mise à jour le 13/05/2005 à 11:51 TU