Indonésie
Aceh : après le tsunami, la guerre continue
(Photo: Nicolas Vescovacci)
De notre envoyé spécial à Aceh
Son regard déterminé perce à travers de petites lunettes d’acier. Sa cigarette aux clous de girofle lui donne du courage. Une large bouffée. Il expire longuement, relève la tête, puis se lance : «Nous avons décidé de témoigner car nous en avons assez des militaires. Cela fait plusieurs années maintenant que nous sommes harcelés par des soldats qui nous rançonnent. Ils nous prennent tout ce que nous avons. Moi et les miens, nous voulons que cela cesse». C’est l’appel d’un homme désespéré. Accompagné d’une dizaine de villageois, le «Keuchi», c’est à dire le chef du village, a pris la route. Lui et les siens ont bravé des interdits, traversé des zones inondées pour arriver jusqu‘à nous. Grâce à un intermédiaire, le rendez-vous a lieu dans un quartier tranquille de Banda Aceh, loin du bruit des armes. Ces villageois racontent leur histoire à un étranger pour la première fois.
Mercredi 1er juin, au nord-ouest de la capitale, ces pêcheurs et ces riziculteurs s’occupent à quelques travaux communautaires. Six mois après le tsunami, les lieux n’ont toujours pas été entièrement déblayés. La vague n’a emporté «que» cinquante-trois habitants sur cinq cent cinquante : un miracle ! Mais le village, même protégé par un bras de terre, a été rasé. Ce jour-là, ils sont donc nombreux, en milieu d’après-midi, à œuvrer pour la communauté. Vers 16 heures, les premiers coups de feu éclatent. Dans les collines environnantes l’armée indonésienne a repéré des séparatistes du GAM. «Les échanges de tirs ont duré presque deux heures, affirme un villageois témoin de la scène. Les soldats se sont ensuite repliés sur le village. Et c’est là qu’ils ont commencé à poser des questions».
«Vous mentez ! Vous aidez le GAM !»
Les villageois sont regroupés près d’une petite mosquée, puis séparés. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Les interrogatoires débutent avec les premières accusations. «Vous soutenez le GAM et leur donnez à manger», crie un officier. «Non», répondent les villageois. «Vous mentez ! Vous aidez le GAM, ça se voit», poursuit le soldat. «L’armée a toujours eu du mal à savoir qui fait partie du GAM et qui n’en fait pas partie», explique Hendra Aboudian, le vice-président de la LBH, une fondation acehnaise pour la justice. «Alors la règle est simple», conclut le juriste, «ils accusent et arrêtent tout le monde !». Ces hommes et ces femmes auront de la chance. L’armée quitte le village vers 20 heures. Aucune arrestation. Quelques personnes bousculées, des menaces. Rien de plus.
Des maisons, il ne subsiste que les fondations. (Photo: Nicolas Vescovacci) |
Le GAM utilise la force pour convaincre
Ces rackets et ces intimidations ont maintenu la population villageoise sous une chape de plomb pendant de longues années. Mais ici, il n’y a jamais eu de meurtres, de viols et de maisons incendiées. En trente ans, les opérations militaires de l’armée indonésienne contre le GAM ont coûté la vie à plus de douze mille personnes, des civils en majorité. Des milliers d’Acehnais ont été arrêtés arbitrairement et mis en prison. Amnesty International affirme dans un récent rapport que les droits humains ont été sacrifiés à la sécurité de la province[1]. L’armée indonésienne refuse toujours de reconnaître des pratiques pourtant systématiques. Elle justifie, année après année, sa stratégie d’encerclement des villages situés au pied des montagnes afin, dit-elle, de protéger les populations d’éventuelles incursions rebelles. La réalité est bien différente. Nous avons évidemment essayé d’interroger le «Pangklima», le général en chef de la province d’Aceh. Aucun entretien ne nous a été accordé. Le mutisme des acteurs de ce conflit demeure un obstacle majeur à la compréhension de la situation sur le terrain ; tout comme peuvent l’être les difficultés à se déplacer dans des zones qui sont dangereuses.
Le «Keuchi», le chef du village, et les siens ont pris la route, bravé les interdits, traversé des zones inondées pour arriver jusqu’à nous et témoigner. (Photo: Nicolas Vescovacci) |
Le tsunami a servi d’alibi à des acteurs de l’ombre
Sans ressources pérennes, le GAM a profité du déferlement humanitaire pour créer au moins une structure occulte de financement. Pour les autorités locales, il s’agit d’une simple organisation non gouvernementale installée dans un faubourg de Banda Aceh. «J’ai mis sur pied cette ONG en janvier 2005. C’était le bon moment. Nous formons officiellement de jeunes adultes à la fabrication de tables et de chaises dans les camps de déplacés. Mais nous avons d’autres activités plus utiles à notre cause», affirme le responsable. L’ONG est financée par un bailleur de fonds canadien qui ignore l’objectif poursuivi par son partenaire. A l’évidence, la débâcle qui a suivi le tsunami a servi d’alibi à certains acteurs de l’ombre.
Depuis, le GAM disposerait de plus de moyens pour faire entendre sa voix, dans la province d’Aceh comme à l’étranger. Le mouvement rebelle ne recrute pas davantage. Il tente d’élargir sa base sociale pour, le jour venu, gagner des élections. Les 4 millions d’Acehnais restent méfiants vis-à-vis d’un groupe militaire souvent incontrôlable. La population revendique en revanche, avec le GAM, une large autonomie en faveur d’un territoire sous-développé. C’est l’un des enjeux des négociations de paix qui se déroulent à Helsinki, en Finlande, depuis le mois de janvier dernier. Le GAM et le gouvernement de Djakarta doivent s’y retrouver le 12 juillet prochain pour un cinquième cycle de pourparlers. Les belligérants doivent examiner un projet rédigé par l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari. Le document doit servir de base à un accord de paix.
par Nicolas Vescovacci
Article publié le 21/06/2005 Dernière mise à jour le 21/06/2005 à 18:11 TU