Guyane
Jean Moomou éclaire l’histoire des Noirs marrons Bonis
(Photo: Frédéric Farine)
«L’histoire de Jean Moomou, c’est un conte d’un autre siècle où tout est vrai» : Jean Laquitaine, instituteur guadeloupéen, installé en Guyane depuis 23 ans, manie le bon mot. Nommé pour un an sur le haut Maroni, à la frontière du Surinam, à la fin des années 80, il y rencontre «un jeune écolier plein d’assurance : Jean Moomou». L’intéressé, qui deviendra son filleul, est un «Boni», du nom d’un chef métis de Noirs marrons, ces esclaves enfuis des plantations de l’ex-Guyane Hollandaise au XVIIIe siècle. Dans leur «guerre» pour échapper à la servitude, les Bonis devront à la fois affronter l’armée coloniale hollandaise et d’autres marrons, les Djukas et Saramakas, deux groupes ayant alors déjà signé vers 1760, avec les colons, des traités garantissant leur indépendance mais leur imposant de combattre les futurs marrons.
Après avoir fait trembler la colonie en attaquant des postes militaires et des plantations pour étendre la libération d’esclaves, les Bonis sont, au bout de plusieurs années, décimés et refoulés, notamment par les renforts de 1 200 soldats venus de Hollande. Les Bonis s’établissent, dès lors, sur le haut Maroni, principalement sur les rives de la Guyane française, calquant leur organisation politique sur le modèle militaire colonial, avec à leur tête un chef spirituel le «Gran Man» (du néerlandais «grote man» : grand homme), éclairé par les «anciens» avec des recours constants aux rites de l’ouest africain, parfois même à ceux des Amérindiens du Maroni. En 1860, les Bonis signent avec les Français et les Hollandais, à Albina, un traité reconnaissant leur «indépendance» sur un territoire du sud-ouest guyanais.
La République «vient d’entrer au village»
(Photo : Frédéric Farine) |
Sans aides sociales, les Bonis vivent, jusque là, d’artisanat, de chasse, de pêche et de la culture sur brûlis. Certains hommes sont piroguiers, transportant les hauts fonctionnaires. «A l’époque, nos parents ne parlaient que le ‘nenguétongo’ (la langue des hommes de la forêt ). Ils craignaient toujours le retour à l’esclavage et les lois de l’homme blanc, explique Jean Moomou, ils ne déclaraient pas tous les enfants à la naissance et n’avaient pas saisi l’importance de l’école. Maintenant oui». Jean Moomou restera sans état civil «jusqu’au 19 mars 1997», l’année de ses 20 ans. «Pour faire Cayenne-Maripasoula par avion, la police exigeait des papiers. J’ai dû aller au Surinam récupérer la preuve écrite que je n’y étais pas né. Cela n’a pas suffi. Il m’a fallu prendre un avocat, pour obtenir ce fichu papier français afin de poursuivre mes études».
Parallèlement, l’école est pour lui une révélation : «je l’ai découverte sur le fleuve à Papaïchton à 8 ans. Je ne parlais pas le français. J’y allais pieds nus. J’avais deux shorts pour la semaine. L’histoire m’a tout de suite intéressé : en classe, mais aussi celle racontée par nos anciens». Après une année en 6e au collège de Maripasoula, le seul du haut Maroni, ouvert fin 1988, son parrain l’accueille à Cayenne : «Je lui ai appris à tenir une fourchette, j’ai bataillé pour qu’il ne marche plus pieds nus. Le soir c’était conjugaison, tables de multiplications, cartes de géographie. Je lui imposais l’émission «7 sur 7» d’Anne Sinclair et les récits d’Alain Decaux. Il notait tout ce qui lui échappait puis m’interrogeait…», raconte M. Laquitaine. Son filleul n’a pas davantage oublié ses débuts «en ville» : «quand le professeur demandait : «qui a lu ce livre ?», tout le monde levait la main sauf moi. Les élèves m’appelaient «Saramaka» (autre groupe de marrons). Je répliquais : «ça ne me gêne pas, mais vous ignorez votre propre histoire, tout descendant de noir marron n’est pas Saramaka. Puis j’ai commencé à décrocher des 17 sur 20 et là j‘ai eu des amis».
«Des Français sans état civil éclairés par des lampes à pétrole»
«Sur le Maroni, des gens vivent sans état civil, éclairés par des lampes à pétrole. Nous sommes les oubliés de la France, monsieur le Président» : Jacques Chirac se souvient-il du lycéen effronté qui l’avait ainsi interpellé en Guyane, fin 1997 ? C’était Jean Moomou. «Vous devriez vous lancer dans la politique», lui avait alors glissé le Président. «Aussitôt après mon intervention, se souvient Jean Moomou, le préfet de l’époque M. Vian était venu me trouver : «qu’est ce qu’il se passe, vous avez un problème de papiers ?» Je lui avais répondu : «Non monsieur le Préfet, c’est réglé pour moi, mais j’ai parlé pour les autres». Six mois plus tard, une campagne de régularisation avait tenté de résoudre ce problème d’état civil sur le Maroni. Avec des résultats mitigés : «Les autorités ont scindé le fleuve en deux pour les Noirs marrons après avoir répertorié les Amérindiens des deux rives. Or pour les deux communautés, le fleuve est un espace de vie et pas une frontière. En 1880, Anato, le Gran Man (chef coutumier) des Bonis vivait à Cottica, notre bastion, rive hollandaise. Il touchait une solde de la France pour garder la frontière».
Il y a 3 ans, pour son mémoire de maîtrise sur le marronnage des Boni, Jean Moomou, alors étudiant en Martinique, est longuement retourné dans les villages du fleuve interroger les anciens : «J’ai accompagné le sage, porté le bois, nettoyé son champ, c’est là qu’il te donne une clé de l’histoire. Puis j’ai comparé avec les sources écrites : archives coloniales, récits de voyage. Je me suis aussi demandé : est-ce que les sages auraient menti ?». Publié aux éditions Ibis Rouge, le précieux ouvrage a terminé meilleure vente 2004 des librairies guyanaises. Le livre de Jean Moomou a plu, mais aussi dérangé : «Une enseignante de Cayenne m’a martelé qu’il n’y avait pas de peuple Boni mais un peuple guyanais. A Maripasoula, cette commune d’orpailleurs sans repères, deux Bonis m’ont reproché d’avoir donné notre histoire aux Blancs».
Jean Moomou est désormais un invité prisé des salons du livre des Antilles-Guyane, voire du nord du Brésil. En novembre 2004, à Marly-le-Roi (dans le département des Yvelines, en région parisienne), il a été convié, lors d’un séminaire de l’Unesco, à réfléchir sur ce thème : «Comment enseigner la traite négrière ?». Son parrain n’est pas peu fier : «Il éclaire le monde des Marrons, société sans écriture, d’un livre que sa propre mère ne lira jamais». Sur les rives reculées du Maroni l’ouvrage de Jean Moomou se mue en une sorte de talisman. «Les gens de mon village ne lisent pas mais l’ont acheté et placé en évidence dans leur maison. Pour les Bonis, l’écriture, «le noir sur le blanc», confine au sacré», explique l’historien. Jean Moomou fait entrer le livre au village… et le village dans la République.
par Frédéric Farine
Article publié le 26/06/2005 Dernière mise à jour le 26/06/2005 à 11:49 TU