Brésil
Liberté pour les esclaves du charbon
Reportage d'Anne Corpet.
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La route file droit sur des kilomètres entre d’immenses pâturages piquetés de marigots rougeâtres. Seules quelques cimes élancées haut vers le ciel limpide rappellent la dense forêt rasée par les marchands de bois au cours des dix dernières années. «L’Etat du Para, c’est le Far West du Brésil. Les gens se croient libres de faire ce qu’ils veulent : détruire la forêt, tuer les gêneurs, exploiter les pauvres. Mais l’esclavage a été aboli en 1888, et notre métier, c’est de le rappeler à ceux qui font semblant de l’avoir oublié.» commente Clovis Tavares Emidio, chef d’une brigade mobile d’inspecteurs du travail, au volant de son 4x4. Le convoi, formé par cinq véhicules tout-terrain file vers Goianese. Une entreprise qui possède cinq sites de production de charbon a été signalée au ministère du Travail : la main d’œuvre y serait exploitée. Clovis précise : «Le plus souvent, c’est la CPT, la Commission pastorale de la terre qui nous informe. Les travailleurs qui dénoncent leurs employeurs et les membres de la CPT courent des risques très importants. Les pistoleiros, les hommes de main des grands propriétaires ont la gâchette facile.»
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Clovis Tavares Emidio, chef de la brigade d'inspecteurs du travail, interroge un ouvrier. (Photo: Anne Corpet/RFI) |
Le convoi des inspecteurs est accompagné par une équipe de cinq policiers fédéraux en armes, spécialement venue de Sao Paulo. Clovis explique : «Les policiers qui travaillent avec nous sont toujours issus de régions éloignées du lieu de nos missions. Ils évitent ainsi d’éventuelles représailles de la part des employeurs sanctionnés.» Un procureur de la république, Ed Silver, participe également à l’opération. «Mon rôle est de garantir le droit des travailleurs, mais aussi celui des propriétaires, précise-t-il. On cherche des accords à l’amiable. On donne aux employeurs la possibilité de régulariser leur situation avant de les assigner en justice.»
«Vous êtes les envoyés de Dieu»
Les policiers et le procureur ont revêtu leurs gilets pare balles. «A partir de maintenant, nous entrons dans la phase critique de l’opération» lance Clovis. Et à l’adresse de son équipe «Personne ne sort de voiture avant que j’en ai donné l’ordre !»
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Les ouvriers construisent les fours et les alimentent en permanence pour produire du charbon de bois. (Photo: Anne Corpet/RFI) |
Le convoi emprunte à vive allure une piste poussiéreuse, et débouche soudain sur un océan de fumée et de misère. Des dizaines de fours en briques ronds sont alignés, les tas de charbon s’étendent à l’infini sous le soleil brûlant. D’un bond, les policiers sautent de leur véhicule, armes au poing, hurlent quelques ordres, rassemblent les hommes. Les contremaîtres sont isolés, fouillés, désarmés. «On y va !» lance Clovis. Et les inspecteurs sortent leurs questionnaires : «Depuis quand travaillez-vous ici ? Qui vous a embauché ? Combien vous a-t-on promis ? Combien avez vous reçu ? Que vous donne-t-on à manger ? Disposez vous d’eau potable ? D’équipements de sécurité ?» Chaque employé est interrogé «Je travaille ici depuis deux ans. Tous les jours, toute la journée. On ne fait jamais de pause.» raconte Anadir, père de famille recruté à deux mille kilomètres d’ici. «Ils m’avaient promis un salaire, mais quand je suis arrivé ici, ils m’ont dit que je leur devais déjà trois mois de travail pour rembourser les frais du voyage. Ensuite, je leur devais encore de l’argent pour la nourriture et le logement. Je voudrais partir, mais ils m’ont menacé ! Vous avez vu leurs armes ?» Et le regard soudain éclairé, il ajoute : «Vous êtes des envoyés de Dieu. J’espère que vous allez nous sortir d’ici. J’ai trop souffert ici. Dieu sait combien j’ai souffert».
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Les ouvriers devraient toucher l'équivalent de 13 euros par four construit mais ils ne perçoivent jamais leur salaire. (Photo: Anne Corpet/RFI) |
Devant un four fumant, Marcos Miranda, l’un des inspecteurs, examine les plaies qu’un homme dévoile sous un pantalon en guenilles, et lance au contremaître en retrait : «Vous êtes responsables de ce qui se passe ici ! Cet homme est blessé et vous ne l’avez pas soigné ! C’est un crime ! Vous allez devoir vous expliquer ! Vous comprenez ce que je dis ?» Le contremaître, dont les rondeurs contrastent avec la silhouette décharnée des employés, baisse la tête et tente «Je ne le savais pas.» Le blessé rétorque, furieux : «Je t’ai montré mes blessures et tu m’as dit que ce n’était rien ! Tu m’as dit que si je voulais manger, je devais continuer à travailler !» Un peu plus loin, Ed Silver, le procureur, visite le logement sommaire des employés. «Il n’y a pas de sanitaire, ils ne disposent que d’eau croupie, dorment dans des hamacs suspendus dans des cabanes où l’on stocke de l’essence. Et regardez ! Ils font la cuisine dans de vieilles boîtes de produits toxiques !»
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L'un des ouvriers a installé son "lit" à l'intérieur même d'un four désaffecté. Pour les autres, les conditions de vie sont également déplorables. (Photo: Anne Corpet/RFI) |
En fin de matinée, tous les employés ont été interrogés. Clovis les rassemble. «A partir de maintenant, tout le monde doit cesser de travailler. Tant que vous ne serez pas payés, personne ne retourne au charbon. C’est compris ? Vous aurez un crédit au magasin d’alimentation. Ceux qui ont de la famille en ville vont rentrer chez eux le soir et revenir ici tous les jours, mais pour ne rien faire. Vous ne devez pas abandonner votre lieu de travail. Vous allez manger et dormir, c’est tout, jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée. Mais tout le monde doit bien se tenir. Vous n’êtes pas chez vous ici. Nous allons collecter les informations nécessaires et dire au patron combien il vous doit. Il va vous payer. D’accord ? Attendez-nous, nous reviendrons bientôt. Et n’allez pas vous salir avec le charbon !»
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Le charbon de bois produit par ces travailleurs-esclaves est destiné à la compagnie sidérurgique du Para qui exporte de l'acier vers l'Europe. (Photo: Anne Corpet/RFI) |
Les portes des 4x4 claquent, et le convoi s’ébranle vers une nouvelle charbonnerie, appartenant au même propriétaire, qui vend sa production à la Cosipar, la Compagnie sidérurgique du Para. Assise à l’arrière, Inez Almeida, l’une des deux femmes de l’équipe de Clovis remet une couche de crème solaire. «Ecoute Clovis ce que j’ai envie de dire à ces pauvres gens : vos patrons vous exploitent et vivent dans de superbes maisons, mais c’est vous qui produisez la richesse du Brésil ! Le charbon que vous produisez ici alimente les aciéries du Brésil, et cet acier est ensuite exporté en Europe !»
par Anne Corpet
Article publié le 20/08/2005 Dernière mise à jour le 20/08/2005 à 18:29 TU
Réalisation multimédia : Claire Wissing