Nigéria
Cher pétrole
(Photo : AFP)
Mercredi, la manifestation longue de plusieurs kilomètres était hérissée de banderoles hostiles à Olusegun Obasanjo sommé d’«arrêter immédiatement la politique de la Banque mondiale». En tête de cortège, le prix Nobel de littérature, Wole Soyinka, ou le militant des droits de l'Homme, Beko Ransome-Kuti, marchaient coude à coude avec le président du Congrès du travail nigérian (NLC) (la centrale syndicale), Adams Oshiomhole, et toute une pléiade de représentants de l'opposition, pour «mettre fin à un mauvais gouvernement». Ce dernier est en effet aux premières loges d’un théâtre pétrolier où se joue une partie à deux, entre les compagnies étrangères et «l’Etat», qui se prépare à privatiser un secteur monopolisé depuis 1977 par sa tentaculaire Nigerian National Oil Corporation (NNOC).
En août dernier, pour satisfaire aux exigences de la Banque mondiale, le gouvernement Obasanjo avait parachevé une très impopulaire entreprise de dérégulation des prix des carburants – jadis subventionnés au nom de la paix sociale –, en poussant les prix de l’essence de 50 à 65 nairas et ceux du gazole de 65 à 70 nairas. Une énième menace de grève générale avait fait frémir les courtiers internationaux. Mais finalement, les syndicats nigérians avaient renoncé, le 5 septembre dernier, Adams Oshiomhole expliquant au nom des syndicalistes : «Nous avons revu nos positions. Nous voulons des actions plus en profondeur pour en finir avec ces augmentations. En conséquence, nous avons décidé de former une alliance avec différents groupes de la société civile, les étudiants, les négociants... et d'organiser des manifestations de masse dans tout le pays, en commençant par Lagos», le 14 septembre.
De nouvelles marches de protestation sont prévues dans tout le pays, jusqu’au 3 octobre, date à laquelle les syndicats doivent réexaminer leurs modalités d’action. Mais d’ores et déjà, les manifestants ont promis de tout faire pour entraver les exportations de pétrole. A 70 dollars le baril, expliquent-ils, l’or noir ne leur à pas apporté le développement promis, provoquant en revanche des dégâts écologiques, des conflits locaux ou des querelles frontalières et faisant le lit d’une insondable corruption. «Nos méthodes traditionnelles de grève n'ont pas résolu les problèmes d'augmentation des prix, ni les problèmes socio-politiques du Nigeria», déplore Adams Oshiomhole. Mais, poursuit-il, s’il n’obtient pas gain de cause, «le mouvement n'aura pas d'autre option que d'appeler à des arrêts de travail». Et en ces temps de hausse des cours, cela ne manquerait pas de faire désordre, au plan international.
Monoproduction et dépendance économique
Avec 35,2 milliards de barils de réserves prouvées et 2,5 millions de barils exportés chaque jour, le Nigéria se place au douzième rangs des producteurs de l’Opep – qu’il a rejoint en 1971 – et au troisième rang des pétroliers africains. Son économie dépend totalement de l’or noir, qui compte pour 95% dans ses recettes extérieures. L’essentiel de l’or noir provient du delta du Niger, où le Nigéria se querelle en permanence avec ses voisins du Cameroun et de Guinée équatoriale et où les populations locales se rebellent constamment. Ces turbulences civiles liées au pétrole ont fait au moins 700 morts depuis l’avènement d’Obasanjo. Elles ont aussi conduit à des sabotages de pipe-lines et à la fermeture de terminaux. En outre, le pétrole de contrebande coule abondamment au Bénin ou au Niger voisins, mais pas seulement. Il y a deux ans, par exemple, douze marins russes, deux Roumains et un Géorgien avaient été jetés en prison après la saisie dans les soutes de leur bateau de 11 300 tonnes de pétrole brut détourné, une petite fortune de quelque deux millions d'euros. Ils viennent finalement d’être libérés sous caution, lundi dernier, sur une intervention pressante de Moscou.
Bien qu’il fasse eau de toutes parts, le pétrolier nigérian est de plus en plus courtisé. Il peut se prévaloir aussi de gigantesques ressources gazières : quelque 5 000 milliards de mètres cubes. Faute d’intérêt de la part des compagnies étrangères qui exploitent le pétrole, 75% de ce gaz part en fumée, dans les torchères qui marquent les puits du delta, intoxiquant au passage les habitants du cru. 12% sont réinjectés. Les besoins mondiaux lui concédant une rentabilité grandissante, le gaz pourrait toutefois devenir le deuxième fleuron des exportations nigérianes, à défaut d’alimenter les foyers de ce vaste pays densément peuplé. Le gouvernement songe en effet à faire le nécessaire pour que, d’ici 2010, le gaz représente 50% de ses recettes énergétiques. Déjà, la Chevron Texaco et la Royal Dutch Shell se sont associées avec la Nigerian National Petroleum Corporation, la compagnie ghanéenne Takoradi Power Company Limited, la Société togolaise de gaz et la Société Bengaz S.A.dans un consortium, la West African Gas Pipeline Company.
Le 9 septembre dernier, la West African Gas Pipeline Company a lancé la construction d'un gazoduc sous-marin, pour acheminer du gaz nigérian sur les rivages ouest-africains du Bénin, du Togo et du Ghana. L’industrie gazière naissante appartient déjà au domaine privé. Sur le front pétrolier, depuis avril 2000, l’heure est à la privatisation, à commencer par sept succursales de la NNPC (dont les dirigeants sont nommés par le gouvernement), parmi lesquelles trois des quatre raffineries nationales qui tournent à 40% de leur capacité en moyenne, pour cause de mauvaise gestion et d’absence de maintenance. La privatisation promet sans doute à certains de beaux dessous de table. Mais en attendant les premiers résultats du médicament libéral, censé soigner l’économie nationale, les Nigérians voient monter les prix à la pompe et s’évaporer les dividendes pétroliers tandis que les investisseurs étrangers rapatrient leurs bénéfices, à l’abri de la corruption et de l’instabilité ambiante.
par Monique Mas
Article publié le 15/09/2005 Dernière mise à jour le 15/09/2005 à 17:23 TU