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Immigration

«Le nord du Mali intéresse beaucoup de gens»

Le Mali est considéré comme un pays de transit, parce que les immigrants accèdent facilement en Algérie par le nord, puis au Maroc, avant de rejoindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.(Cartographie: RFI)
Le Mali est considéré comme un pays de transit, parce que les immigrants accèdent facilement en Algérie par le nord, puis au Maroc, avant de rejoindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.
(Cartographie: RFI)
Troisième volet du «carnet de route» de Serge Daniel avec les candidats à l’immigration en Europe. Aujourd’hui, reportage dans le désert de tous les trafics.

De notre envoyé spécial

Au cœur du désert malien, j'ai envie aujourd'hui de vous parler de ce désert, du Sahara. Le désert parle tout seul. Le désert parle, mais on le fait aussi parler. Mon ami Sékou, m'amène aujourd'hui en «brousse», terme utilisé ici pour dire «hors de la ville». Hors de la ville, on s'assoit sur un beau tapis venu de l'Algérie voisine, véritable artère nourricière de la région enclavée. Assis, on sirote un verre de thé à la menthe. A côté des brochettes de viande, et du «loutrou». Le «loutrou», c'est un met constitué d'intestins de moutons. Délicieux. Jusque-là, le désert ne s'est pas mis à parler. D'accord, c'est moi qui parle, un peu trop peut-être. Mais je vais bientôt laisser parler le désert. Plus précisément le sable du désert.

Alors, du bout de la natte, un homme trace dans le sable des traits. Il veut me lire mon avenir. Il trace au total dix huit traits. Il débite d'abord quelques banalités (Je suis marié, j'ai des enfants, des frères et soeurs, etc. ), et puis me révèle deux choses passées de ma vie intime que j'évite d’exposer sur la place publique. Bref! Je bafouille, et il attaque : «Tu as aujourd'hui à Bamako, un être cher qui est entrain de mourir, et il t'a désigné pour régler ses problèmes après sa mort. Cet homme, tu risques de ne plus le revoir».

Là, j'ai eu peur. J'emprunte immédiatement le Thuraya (téléphone satellite) du voisin, mauvaise nouvelle, mon ami en question est mort dans la nuit de lundi à mardi. Le désert parle donc. Avec le sable on consulte l'oracle, les oracles. Cet art divinatoire, en langue touarègue s'appelle Ijachen. Seuls les initiés exercent l'Ijachen. Avant de voyager, de prendre une décision importante ici, on consulte l'Ijachen. Je me souviens d'un livre d'un ancien chef militaire de Kidal, Mémoire d'un Crocodile. L'auteur du bouquin, Amidou Mariko, dans l'exercice de ses anciennes fonctions officielles à Kidal, consultait l'oracle du désert.

Le désert et la méditerranée en ont «avalé» 2 500

Le désert parle. Il parle et intéresse. Les milliers d'Africains tentés par le rêve européen qui le traversent pour aller généralement se casser les dents devant les enclaves espagnoles de Melilla et de Ceuta en savent quelque chose. Sadio Bâ est ressortissant guinéen. Depuis lundi, il traîne ses guêtres à Kidal, expulsé d'Algérie. Il se souvient de son voyage : à l’aller, ils étaient 34. Après avoir pris place dans un véhicule déglingué à Gao, ils se sont jetés dans le désert. Le chauffeur suivait les traces des véhicules qui l'avaient précédé. Le désert a parlé.

À Almoustarate, localité traversée en venant de Gao, mon chauffeur Bouba a été obligé de contourner une partie de la route principale. Il y avait une zone inondée, vestige d'une pluie passée. Là aussi le désert a parlé, et on a su que des cordes sont tombées il n'y a pas longtemps. Le désert à priori est donc très bavard, mais j'insiste, il intéresse du monde. Il y a, je le rappelle, les Africains, candidats à l'émigration clandestine en Europe. Le désert et la méditerranée en ont «avalé» 2 500 au cours des cinq dernières années, selon l'ONG malienne Aide. Morts de soif, de noyade, d'insolation, de maladie.

Le désert parle aussi des hommes qui le violent. Les trafiquants de cigarettes par exemple. Après la localité de Annefis, Bouba, mon chauffeur, un as du volant me montre un véhicule transformé en lingot de tôle. C'était, dit-il, celui de trafiquants. Il a pris feu. Quand on suit aussi les traces des trafiquants grâce au désert, on sait aussi que l'essence qui se vend ici vient d'Algérie. Tout ça, grâce au désert. Le désert parle aussi des trafiquants de cigarettes qui «violent» son silence. Sur une carte, un ami me montre : dans le désert, d'ici jusqu'en Libye, du Togo jusqu'en Algérie, des bandes organisées font de juteux commerce. Ils gagnent beaucoup d'argent. Grâce au désert.

Les «boulboules» ont remplacé les dromadaires

Le désert parle aussi du trafic d'armes. Quand je quittais Gao, un militaire de l'armée régulière malienne, impliqué dans un trafic d'armes, venait de prendre la tangente. Pourtant il était enfermé à double tour. Le trafic d'armes dans lequel il est impliqué passe par le désert. A qui sont-elles destinées ? C'est là où on se rend compte que le désert n'est pas si bavard. Il est aussi silencieux. Quand vous le traversez, il y a un immense sentiment de bonheur. De bonheur, mais il faut se retenir. Du moins, c'est conseillé.

J'ai beaucoup d'amis, ici dans la région. L'un d’eux me présente un débrouillard dont la réputation de pilier de comptoir n'est pas usurpée : il lève un peu trop le coude. Entre deux gorgées de bière pour étancher une soif, il interroge: «Pourquoi à ton avis, le nord du Mali intéresse-t-il tant de monde ?». Mon ami me fait un clin d'oeil comme pour me dire «fais attention : quand un touareg vous pose une question, il a déjà la réponse. Ou quand vous lui répondez, vous oubliez parfois la question posée. Donc, il faut bien remuer sept fois la langue dans la poche avant de parler». Je réponds: «Je sais que, depuis lundi, une mission militaire américaine est à Kidal. Elle a dormi dans un hôtel de la place. Je sais aussi que ce mardi, la mission a pris la direction de Tessalit, vers la frontière algérienne. Je sais aussi que la Libye entend ouvrir un consulat à Kidal. Je sais aussi que l'Algérie voisine est très intéressée par le Nord, et qu'elle dépêche ici des espions déguisés en vendeurs de jus de fruits. Je suis d'accord avec toi : le nord du Mali intéresse beaucoup de gens».

Retour vers Kidal, pour «recharger les batteries», avant de reprendre la route de l'Algérie. Je rentre dans la «boulboule» de mon ami. La «boulboule», c'est comme ça ici qu'on appelle les véhicules 4X4. Au début on circulait ici à dos de chameau, aujourd'hui, les «boulboules» ont remplacé ces animaux qui ont le regard aussi fier que celui de leurs maîtres.


par Serge  Daniel

Article publié le 19/10/2005 Dernière mise à jour le 19/10/2005 à 12:08 TU