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Société de l’information

La bataille pour réguler le Net est ouverte

David Gross, l'ambassadeur américain chargé des négociations au SMSI. Photo : Département d'Etat américain
David Gross, l'ambassadeur américain chargé des négociations au SMSI.
Photo : Département d'Etat américain
La question fondamentale de la gouvernance de l’Internet, soigneusement contournée lors de la première phase du Sommet mondial de la société de l’information qui s’est tenue en décembre 2003 à Genève, devrait s’imposer de manière forte à Tunis. Car si, pour des raisons historiques, les Etats-Unis ont depuis l’origine gardé la mainmise sur le contrôle du réseau des réseaux, de nombreuses voix s’élèvent désormais pour réclamer que sa gestion soit plus équitable, et donc multilatérale. Une réforme que l’administration Bush refuse, catégoriquement, d’envisager pour le moment.

De notre envoyée spéciale à Tunis

Personne ne peut nier aujourd’hui que les Américains contrôlent la planète du Net. Mais dans un monde de plus en plus globalisé, où la communication est devenue un produit stratégique de premier ordre, où le commerce de l’immatériel est en pleine expansion et où l’économie virtuelle tend à s’imposer, la mainmise d’un seul pays sur le réseau des réseaux semble, pour de nombreux Etats, anormale. Cette anomalie tient, il est vrai, à des raisons historiques puisque Internet a incontestablement été une invention américaine : les Etats-Unis en ont financé le développement, d’abord sur des fonds publics, puis grâce à des investissements privés. Ils en ont aussi assuré l’essor, notamment à travers l’Icann, une fondation privée californienne, placée sous tutelle du département du Commerce et chargée, depuis 1998, de la gestion des noms de domaines, ce qui a unifié et consolidé, à l’échelle planétaire, la navigation sur la Toile. Ils ne sont enfin jamais intervenus sur son contenu, garantissant sa totale indépendance. Techniquement en effet, les Etats-Unis ont depuis longtemps les moyens de paralyser l’ensemble des connexions Internet et de couper l’accès à tous les sites de la planète. Mais s’ils en ont les moyens, ils ne l’ont jamais fait. Ce qui n’empêche pas que les Américains peuvent théoriquement intervenir à tout moment sans consulter personne et que ce risque est aujourd’hui ouvertement dénoncé à l’approche du sommet de Tunis.

De nombreux pays en appellent depuis quelque temps à une gestion partagée de la Toile, en faisant notamment valoir qu’Internet doit désormais être la propriété de l’ensemble de la communauté internationale. Ainsi la Chine, l’Iran ou encore l’Inde et le Brésil réclament depuis des années une remise à plat de la gouvernance du réseau des réseaux. Et ils plaident pour la création d’un nouvel organisme, pourquoi pas de type onusien, dont dépendrait l’Icann (Internet corporation for assigned names and numbers), dont la mission est d’octroyer les adresses Internet et de permettre aux ordinateurs du monde entier de communiquer entre eux à travers une norme commune. Le premier problème est que cette future instance, selon ces Etats dont certains sont loin d’être des démocraties avancées, devrait être dotée de prérogatives suffisamment vastes pour avoir un droit de regard sur les contenus du Net, ce qui n’est naturellement pas sans inquiéter les défenseurs de la liberté d’expression. Le second est que ces Etats, dans le cas où leurs exigences ne seraient pas prises en considération, menacent ni plus ni moins de lancer leur propre réseau, avec des codes d’accès nécessairement différents, ce qui mettrait dangereusement en péril le caractère d’universalité qui a fait jusqu’à présent le succès de la Toile.

Bien qu’isolé, Washington reste intransigeant

Conscient du danger que représenterait une fragmentation de l’Internet, l’Union européenne, qui ne s’est pourtant jamais opposée à la domination américaine sur le réseau des réseaux, a opéré un revirement il y a quelques semaines en proposant sa propre réforme pour une gestion partagée de la Toile. Elle a mis en avant le fait que dans moins d’un an, en septembre 2006, le contrat qui lie l’Icann au département américain du Commerce arrive à échéance et rappelle que l’administration américaine, sous l’ère du président Bill Clinton, s’était engagée à ce que cet organisme régulateur privé bénéficie à terme d’une totale indépendance garantie par une loi. C’est dans cette perspective que Bruxelles a proposé la création d’un «forum des politiques publiques» liées à Internet en le présentant comme «un modèle de coopération» qui assurerait l’interface avec l’Icann. Cela dit, cette instance «n’aura aucun pouvoir décisionnaire» a tenu à préciser un négociateur européen. Mais «elle constituera un lieu où chacun –Etats, secteur privé et société civile– pourra venir assister et participer à la réflexion sur Internet et ses modalités de gouvernance».

Volontairement conciliante vis-à-vis de Washington, cette proposition européenne n’est pas anodine. Les Vingt-Cinq, qui cherchent en effet à ne pas froisser les Américains, ont également voulu se démarquer de certains régimes, comme la Chine ou l’Iran qui, à travers un nouveau mode de gouvernance de l’Internet, entendent avant tout bâillonner la liberté d’expression sur la Toile. «Nous n’avons pas l’intention de réguler Internet», a ainsi récemment déclaré la commissaire européenne en charge des Technologies de l’information, Vivane Reding. Mais pour elle, il est cependant impératif de parvenir à un accord international, même symbolique, pour préserver l’universalité du Net.

Cette approche européenne se heurte toutefois à l’intransigeance de l’administration Bush qui n’entend pas se laisser dicter sa conduite par des pays dont le seul objectif est, selon elle, de contrôler, voire censurer, un système dont la liberté d’expression a dès l’origine été érigée en pilier. «Aucun organisme international, qu’il émane ou non de l’ONU, ne doit contrôler Internet», a encore récemment déclaré David Gross, l’ambassadeur américain chargé des négociations au Sommet de Tunis. «Ce que nous voulons, c’est qu’Internet poursuive une évolution guidée par la technologie», a-t-il ajouté faisant valoir que de nouveaux modèles de gouvernance non éprouvés risqueraient de perturber le flux uniforme des données entre les quelques 250 000 réseaux existants qui permettent à près d’un milliard d’internautes à travers la planète de se connecter quand bon leur semble. Les Etats-Unis insistent en outre sur le fait que si l’Icann est certes américaine, il s’agit d’une fondation privée basée en Californie, qui a un président australien et dont la majorité des employés et des membres du conseil d’administration ne sont pas Américains. Dans l’esprit de Washington, quels meilleurs gages d’indépendance ?

Une nouvelle session de trois jours de négociations doit précéder le Sommet de Tunis. Mais l’espoir de parvenir à un compromis pour réguler le réseau des réseaux paraît d’ores et déjà bien mince, tant les positions des uns et des autres semblent bien tranchées.


par Mounia  Daoudi

Article publié le 13/11/2005 Dernière mise à jour le 14/11/2005 à 18:44 TU