Agriculture
Des Africains désabusés
(Photo: Monique Mas/RFI)
Au cours de ce colloque, les représentants d’organisations agricoles africaines, le plus souvent agriculteurs eux-mêmes, se sont montrés sans illusions sur les vertus d’une possible ouverture des marchés. Ils ont d’abord écouté le représentant d’une toute nouvelle organisation française, Pluriagri, regroupant les grandes filières agricoles françaises comme les céréales ou la betterave. Jean-Christophe Debar s’est appuyé sur une récente étude de la Banque mondiale. Selon cette étude, l’abolition des taxes douanières permettrait, à l’échelle mondiale, de réaliser des gains financiers de 300 milliards de dollars par an, d’ici 2015.
Si dans le monde entier les aides à l’agriculture étaient supprimées, le gain financier atteindrait 54 milliards de dollars par an pour les pays en développement. Le représentant des plus grandes filières de production française a tempéré l’effet positif de ce chiffre, car cette somme représenterait seulement une hausse de 0,5% du Produit intérieur brut (PIB) des pays en développement.
Comparer des chiffres
L’étude de la Banque mondiale mise en ligne sur le site de l’institution montre que les pays émergents seraient les grands gagnants de cette ouverture des marchés agricoles, avec une hausse de 40% de leurs revenus, sauf pour l’Inde qui subirait une baisse de 8%. Pour l’Afrique subsaharienne, le gain serait de 6%. «Il faut reconnaître légitime la demande de certains pays en développement (d’ouverture des marchés agricoles)», a encore déclaré Jean-Christophe Debar au cours de ce colloque à Paris. Mais il a ensuite comparé les 250 milliards d’aides attribués par les pays riches à leurs agricultures, au gain de 54 milliards de dollars que feraient les pays en développement. «On a besoin en Europe d’un certain niveau de soutien», a conclu le responsable de Pluriagri.
Le représentant français semblait vouloir démontrer aux Africains ayant fait le voyage à Paris qu’une ouverture des marchés agricoles, notamment européens, leur rapporterait bien peu. Pour la Banque mondiale, «suite aux constations de l’étude, ses conclusions l’amène (la Banque mondiale) à recommander fortement aux pays en développement de procéder à la réforme du commerce. Ces pays risquent de perdre leurs gains potentiels s’ils ne suivent pas le rythme des réformes engagées par leurs partenaires commerciaux».
Les représentants de filières africaines présents à Paris ont répondu en interrogeant les Européens sur leur responsabilité dans l’état actuel de l’agriculture africaine. François Traoré, président burkinabé de la Confédération paysanne du Faso (CPF) les a apostrophés : «Est-ce que les grands pays n’ont pas d’influence dans nos pays, positive, ou négative ? Qu’on me le dise… La Chine est devenue un lion pour les Européens, mais quelle est la collaboration entre paysans africains et européens ?» a-t-il poursuivi. «On doit sentir la volonté des Européens de soutenir des produits africains, on ne l’a pas senti à Cancun» (conférence de l’OMC en 2003).
«Allons-y pour le partenariat»
Le mot partenariat, généralement utilisé pour qualifier les relations commerciales Union européenne-Afrique, a fait réagir Mathias Ngoan, président de l’Association nationale des organisations professionnelles agricoles de Côte d’Ivoire (ANOPACI). «Un partenariat ne réussit qu’entre deux entités égales. Mais allons-y pour le partenariat. Quand je suis à Bruxelles, je suis toujours étonné qu’on veuille remplacer des soutiens par des APE (Accords de Partenariat Economique). Ca ne marchera jamais. Vous voyez la banane, on y a cru. Sur 10 ans, des millions d’euros pour se préparer ; mais difficile de décaisser l’argent. Nous sommes dans une situation d’assistés… On apprend toujours les informations par la presse. Nous sommes plutôt des concurrents que des partenaires. On n’aurait pas dû accepter les accords de Marrakech. L’OMC nous impose tout. L’OMC veut nous mettre à la rue».
Pour cet autre intervenant, sénégalais cette fois, le pessimisme est le même. Saliou Sarr est planteur de riz. Il représente le Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA). «Ces accords-là sont mauvais pour nous… Les principes de la bonne gouvernance étaient là pour bloquer les pays africains». Quant à la question des organismes génétiquement modifiés, «est-ce qu’il y a un risque sanitaire ? Personne ne répond à nos questions…Il y a un problème des semences et des multinationales, c’est un problème légitime (que d’être obligé d’acheter des semences aux multinationales)…Nous ne sommes pas pour les OGM… Le coton est un piège. Nous sommes dans un système d’exploitations familiales, nous ne sommes pas une étape dans une filière».
«On peut bloquer l’OMC»
Lorsqu’il s’exprime, le négociateur en chef de l’île Maurice pour l’agriculture à l’OMC, se montre plein d’amertume à l’égard des pays européens. «En 1975, les ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique) ont fourni du sucre à l’Europe, qui en manquait, à des prix en dessous du marché. Aujourd’hui l’Europe impose, elle n’a plus de cœur. Et pour le sucre, il n’y a aucune comparaison possible entre le Brésil et Maurice…A Seattle, les pays africains ont bloqué. A Cancun aussi. On peu bloquer l’OMC, changer beaucoup de donnes. Le Brésil veut la libéralisation complète de la banane. Le G20 (Afrique du Sud, Allemagne, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Russie, Turquie + UE) est très libéral…S’il y a 56 pays ACP plus les PMA (pays moins avancés), on peut quand même bloquer beaucoup de choses».
«Des esclaves économiques»
«Nous ne serons jamais égaux. Nous sommes relativement fiers d’être indépendants mais nous sommes des esclaves économiques… La plupart des pays européens peuvent survivre même si leurs agricultures deviennent embryonnaires». Leonard Nduati Kariuki est président de Kenya National Federation of Agricultural Producers (KENFAP). Il est aussi producteur de café, parle des prix, 15 à 20 dollars le kilo pour le consommateur dans les pays du nord, 50 cents pour le producteur kenyan. Les planteurs de café survivent en utilisant une main-d’œuvre gratuite, femme et enfants. «On a eu une filière coton», indique encore ce responsable kenyan. «Elle a été détruite par les programmes d’ajustements structurels. Les kenyans portent aujourd’hui vos vêtements de l’été dernier».
Un occidental s’est penché sur ces désillusions, Erik Orsenna, de l’Académie française. L’écrivain français a fait un «voyage coton» de plus d’un an, dont il va faire un film. L’académicien est allé en Afrique, en Chine, aux Etats-Unis, en Ouzbékistan. Il a raconté devant les participants à ce séminaire ce que les technocrates savent déjà : «Le problème de la taille des exploitations…L’illusion du juste prix… Je me suis promené dans le monde sans le trouver». Erik Orsenna a également découvert l’extraordinaire pugnacité des planteurs américains dans la compétition sur le marché du coton. L’écrivain a remarqué l’absence des Africains dans l’élaboration des normes, elles aussi ont leur rôle dans la compétition internationale. Erik Orsenna a relevé la stagnation des rendements africains, comparés aux autres pays producteurs. Et puis il a regretté le manque d’unité des Africains pour exister dans cette bataille mondiale du coton.
par Colette Thomas
Article publié le 12/12/2005 Dernière mise à jour le 12/12/2005 à 16:36 TU