Economie
De l’eau dans le gaz entre Russie et Ukraine
(Photo: AFP)
Tout Européen de l’Ouest ayant séjourné en hiver dans un hôtel russe ou ukrainien en est tout étonné : la chambre est surchauffée, et il est plus simple de dormir la fenêtre ouverte que de baisser le chauffage. Chez le particulier, le système de chauffage est en général collectif. Quand il est en état de marche, les calories sont, là encore, abondantes. Normal dans des pays où l’hiver est très froid : zéro degré aujourd’hui à Kiev, moins 10 degrés à Moscou, moins 22 à Irkoutsk.
En Russie comme en Ukraine, qu’on soit riche ou pauvre, il est vital d’avoir du chauffage. Longtemps dans ces pays, on n’avait pas l’habitude de payer ses factures d’énergie. Résultat, un gaspillage mémorable. La bisbille actuelle entre Kiev et Moscou est pleine d’arrière-pensées politiques. Elle permettra peut-être de donner sa place au coût de l’énergie.
Pour le moment, l’Ukraine a fait ses calculs. Si Gazprom, le numéro un du gaz russe, met sa menace à exécution et aligne le prix du gaz vendu à l’Ukraine sur les cours mondiaux, le choc sera terrible pour l’économie ukrainienne. Le prix, à partir du 1er janvier prochain, pourrait être multiplié par quatre ou cinq et atteindre 220 à 230 dollars les mille mètres cube de gaz, contre 50 dollars actuellement. Même avec des économies d’énergie draconiennes, les experts redoutent que l’Ukraine soit asphyxiée. Le pays dépend du gaz russe qui lui fournit 40% de ses besoins en énergie.
Tout passe par l’Ukraine
Qu’il s’agisse du gaz ou du pétrole extraits en Extrême-Orient russe, quasiment tout ce qui est livré en Europe passe par l’Ukraine. Ce pays représente une sorte de goulot d’étranglement géographique par lequel passent les ressources stratégiques. Ce rôle de robinet vers l’ouest date de l’époque soviétique. L’Ukraine, avec tous ces oléoducs et gazoducs invisibles qui traversent son sous-sol, est prête encore à en jouer. Premier argument de Kiev pour refuser l’augmentation du prix de son gaz : l’Ukraine est voisine de la Russie, l’approvisionner en gaz coûte donc moins cher que pour les pays plus éloignés. Deuxième argument : l’Ukraine peut prélever sa dîme sur le gaz destiné à l’Europe, qui transite sous son territoire. Le Premier ministre ukrainien a parlé de «prendre 15% du gaz qui passe par le pays, en paiement du transit et pour tout le travail fait par des milliers de personnes sur le territoire».
En France par exemple, 20% du gaz vient de Russie. Gaz de France cependant n’a encore pris aucune mesure pour se fournir ailleurs si une partie de son approvisionnement en gaz russe venait à manquer ou si le prix s’envolait. « La Russie n’est pas notre seul fournisseur», indique GDF. Par le passé, si un accident paralysait un site de production comme c’est arrivé en Algérie par exemple, Gaz de France a trouvé d’autres fournisseurs, en se faisant livrer par méthanier.
Un arbitrage possible
Pour le moment, les négociations continuent entre les deux pays pour essayer de résoudre la crise. Le ministre ukrainien de l’Energie, Ivan Platchov, est parti pour Moscou. Avant son départ, il a rencontré le président Viktor Iouchtchenko, qui avait lui-même discuté au téléphone avec Vladimir Poutine de l’ultimatum posé à l’Ukraine par Gazprom, qui détient le monopole du gaz en Russie.
Au cours de la réunion entre le président et son ministre, la possibilité de demander l’intervention de puissances étrangères a été évoquée. Avant le départ du ministre de l’Energie pour Moscou, le Premier ministre Iouri Ekhanourov a déclaré que «l’Ukraine a envoyé des propositions propres à résoudre cette situation de manière civilisée. Nous espérons que Gazprom y répondra. Dans l’hypothèse d’un refus de la Russie, nous serions fondés à saisir le tribunal d’arbitrage international de Stockholm».
Gazprom a menacé de ne plus approvisionner l’Ukraine en gaz si elle n’accepte pas l’augmentation des tarifs le 1er janvier. L’Ukraine accuse la Russie de ne pas avoir justifié cette hausse brutale des tarifs. Gazprom renégocie actuellement ses prix avec toutes les anciennes républiques soviétiques mais c’est à l’Ukraine que la Russie veut imposer les augmentations les plus fortes.
Sébastopol entre en scène
Le ministre de l’Energie a indiqué que l’Ukraine était disposée à accepter une augmentation des tarifs mais Kiev demande une période de transition. Le gouvernement ukrainien propose 80 dollars les mille mètres cube pendant le premier trimestre 2006.
L’affaire a dégénéré en querelle politique. Par mesure de rétorsion, le président Iouchtchenko a menacé d’augmenter le loyer que paie Moscou pour utiliser la base de Sébastopol, en Crimée. Le ministre russe de la Défense a répliqué en avertissant l’Ukraine que toute tentative de modification du statut de la base militaire ukrainienne pourrait rallumer des tensions concernant les frontières entre les deux pays.
L’accord concernant la flotte de la mer Noire fait l’objet d’un traité bilatéral dont un chapitre concerne justement ces frontières. Ce traité, signé en 1997, quelques années après la disparition de l’Union soviétique, donne le droit à la Russie, qui y tenait beaucoup, de maintenir sa base navale en mer Noire, à Sébastopol. Lorsque l’URSS s’est effondrée, des nationalistes russes avaient fait pression sur leur gouvernement pour qu’il récupère la Crimée (où se trouve Sébastopol), donnée à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev dans les années 50. Après la menace russe, le ministre ukrainien a eu des propos apaisants : « L’Ukraine ne va pas entreprendre d’actions unilatérales concernant la flotte russe de la mer Noire », a assuré Anatoly Hrytsenko.
A trois mois des élections législatives en Ukraine, les observateurs politiques estiment que le chantage au gaz permet à Moscou de revenir sur la scène politique ukrainienne. Kiev regarde vers l’Europe, et la Russie verrait certainement sans déplaisir le président Iouchtchenko perdre ces élections. «Il faut tout faire pour l’affaiblir, d’autant qu’il veut entrer dans l’Otan et dans l’Union européenne», explique une journaliste ukrainienne.
Paradoxe de la situation actuelle, c’est l’Ukraine qui, par volonté de transparence, a voulu la disparition du troc avec la Russie, ce qui lui garantissait du gaz à prix d’ami. Gazprom a saisi l’occasion pour ajuster ses prix. Pour le moment, personne en Europe de l’Ouest n’ose encore parler de pénurie. Le gaz russe fournit 40% des besoins de l’Union européenne. Ici aussi, les prix ont augmenté et ici aussi, c’est l’hiver.
par Colette Thomas
Article publié le 28/12/2005 Dernière mise à jour le 28/12/2005 à 18:04 TU