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Esclavage

Un rituel pour une offense

Jacques Chirac annonce une journée de commémoration de l'abolition de l'esclavage.(Photo : AFP)
Jacques Chirac annonce une journée de commémoration de l'abolition de l'esclavage.
(Photo : AFP)
Comme une association le lui avait suggéré, le président Chirac a choisi la date du 10 mai pour commémorer la fin de l’esclavage. Des célébrations auront lieu dès cette année et l’esclavage des temps modernes sera, lui aussi, poursuivi.

Dès le 10 mai prochain, la France va commémorer la journée marquant l’abolition de l’esclavage.  « La grandeur d’un pays, c’est d’assumer toute son histoire. Avec ses pages glorieuses, mais aussi avec sa part d’ombre. Notre histoire est celle d’une grande nation. Regardons-la avec fierté. Regardons-la telle qu’elle a été », a déclaré Jacques Chirac. Au cours d’un discours prononcé à l’Elysée (texte intégrale), le président français a annoncé le choix de cette date, en plein mois de mai. Elle correspond à l’adoption, par le Parlement français, d’une loi reconnaissant que « la traite négrière transatlantique et l’esclavage, perpétrés à partir du quinzième siècle contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l’Océan Indien, constituent un crime contre l’humanité ». Christiane Taubira, députée de Guyane, fut l’inspiratrice de cette loi adoptée en 2001. Le Comité pour la mémoire de l’esclavage, présidé par l’écrivain guadeloupéen Maryse Condé, avait dit sa préférence pour cette date du 10 mai, marquant justement l’anniversaire de cette loi, unique en son genre.

En faisant part de son choix, Jacques Chirac a reconnu que la date avait fait polémique. D’autres associations que le Comité pour la mémoire de l’esclavage et plusieurs partis politiques, auraient préféré le 23 mai. Ce jour là, en 1998, une marche avait rassemblé, à Paris, 40 000 Français originaires des Antilles, de Guyane et de la Réunion. La manifestation était née des commémorations marquant le 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Marie-Georges Peria, vice-présidente du Centre d’études et de recherches des Français d’outre-mer (Cerfom), voit dans ce défilé l’affichage d’une prise de conscience. « Beaucoup ont été déçus en arrivant dans l’Hexagone. Avec le 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, les originaires d’outre-mer ont trouvé un point focal pour commencer à exprimer ce qu’ils ressentaient. Depuis, les revendications s’amplifient de tous les côtés ».

Une fois encore, l’éducation

« Aucune date ne saurait concilier tous les points de vue. Mais ce qui compte, avant tout, c’est que cette journée existe », a déclaré le président français alors qu’il recevait le Comité présidé par Maryse Condé pour lui faire part de la date choisie. L’écrivain a ensuite indiqué qu’elle allait « veiller à ce que les paroles se traduisent en actes. Il ne faut pas simplement parler, c’est maintenant à nous d’agir…Le travail est à peine commencé, il démarre ». Personnalité martiniquaise, Maryse Condé a estimé qu’il fallait d’abord « se pencher sur les livres, les programmes scolaires, où la part relative à l’esclavage est totalement minorée ».

Cette attention particulière aux manuels scolaires, à la formation des enfants, a, sans aucun doute, à voir avec les remous provoqués par l’article 4 de la loi du 23 février 2005 sur le rôle positif de la colonisation. L’article 4 de cette loi stipule que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette loi, on le sait, a provoqué de nombreuses réactions de protestation. L’abrogation de cet article de loi est d’ailleurs à l’ordre du jour, le président de la République ayant demandé au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la question.

Christine Taubira, députée PRG (centre gauche) de Guyane, a reconnu que le 10 mai est « une date symbolique mais qu’il n’existe pas de date consensuelle ». Comme la présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, la députée estime : « Il nous faut maintenant travailler pour faire du 10 mai 2006 le départ d’un événement essentiel qui va s’inscrire dans la durée, dans la  conscience française, dans la mémoire française et dans des pratiques scolaires, universitaires, culturelles de la société française ».

Une identité qui se cherche

Pour faire avancer le travail de mémoire, Jacques Chirac a également annoncé la création d’un Centre national, consacré à la traite et à l’esclavage. « La mémoire de l’esclavage doit s’incarner dans un lieu ouvert à tous les chercheurs et au public », a déclaré le chef de l’Etat français. L’écrivain martiniquais Edouard Glissant présidera la mission de préfiguration de ce Centre. Le Comité sur l’esclavage sera « étroitement associé à cette mission ». A l’Elysée, on indique que le futur Centre devra « témoigner symboliquement de la capacité de la nation à se rassembler » au-delà des polémiques nées de la concurrence des mémoires.

En décembre dernier, des Antillais s’étaient opposés à la célébration du bicentenaire de la bataille d’Austerlitz, parce qu’elle avait été remportée « par un négrier nommé Napoléon Bonaparte ». Un peu plus tard, Nicolas Sarkozy devait annuler un voyage aux Antilles, les députés de son parti, l’UMP, refusant de revenir sur l’article de loi parlant du rôle positif de la colonisation. Pour l’historien Pap N’Diaye, « le lien entre tous ces événements, c’est la question ethno-raciale. Les Noirs deviennent visibles dans l’espace public ».

Au contraire, pour le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, « la question noire n’existe pas » en France, les Noirs ne se reconnaissant pas dans cette fabrication identitaire. Dans son discours de ce lundi annonçant la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage, Jacques Chirac a pris en compte cette notion de racisme, indiquant : « L’esclavage a nourri le racisme. C’est lorsqu’il s’est agi de justifier l’injustifiable que l’on a échafaudé des théories racistes ».

Pour que la mémoire d’un passé dramatique s’ancre également dans le vécu contemporain, Jacques Chirac demande que « les entreprises qui auraient recours au travail forcé, (puissent) être poursuivies et condamnées par les tribunaux nationaux, même pour des faits commis à l’étranger ». « Il faut veiller à ce que les entreprises occidentales, lorsqu’elles investissent dans les pays pauvres ou émergents, respectent les principes fondamentaux du droit du travail tels qu’ils sont inscrits dans le droit international ».  Une manière de demander à chacun de balayer devant sa porte. Car si l’Etat assume sa responsabilité concernant des travailleurs forcés du temps passé, aujourd’hui ce sont les entreprises qui recrutent, dans des pays pauvres, des employés silencieux et peu revendicatifs. Eux aussi mettront peut-être plusieurs générations avant de se rebiffer.

Dès 2006 en tout cas, la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage cherchera sa place dans un calendrier surchargé. En mai, se trouvent deux fêtes laïques, travail et armistice. S’y ajoute parfois une fête catholique, la Pentecôte. Personne n’a parlé d’un jour férié supplémentaire, l’époque n’étant pas propice.


par Colette  Thomas

Article publié le 30/01/2006 Dernière mise à jour le 31/01/2006 à 11:44 TU