Religion
Caricatures: éruption de violences
(photo : AFP)
Jets de pierres, incendies, vague d’attaques et menaces contre des citoyens européens… Jusqu’où ira la colère des musulmans mécontents de la publication des images satiriques du prophète Mahomet par le quotidien danois Jyllands-Posten le 30 septembre, puis par le magazine chrétien norvégien Magazinet, et de nombreux journaux européens ces jours-ci? La religion musulmane interdit la représentation du prophète. Conséquence : les positions de musulmans du monde entier se radicalisent, jugeant violemment blasphématoire cette représentation imagée et détournée du prophète. L’un des dessins montrait la tête de Mahomet surmonté d’un turban en forme de bombe à la mèche allumée. De leur côté, les Européens invoquent la liberté de la presse. De vives protestations émergent dans le monde islamique.
A Beyrouth dimanche matin, le consulat du Danemark du quartier chrétien d’Achrafieh, situé à l’est de la ville, a été incendié par un petit groupe muni d’un bidon d’essence, qui après avoir brisé la porte, a mis le feu à la cage d’escalier. Devant la foule qui applaudissait, le groupe a scandé «Allah O Akbar» (Dieu est le plus grand), en agitant une multitude de drapeaux verts, couleur de l’islam puis a mis le feu au bâtiment. «Tel est le sort de tous ceux qui s’en prennent à l’islam et à notre prophète, ont-ils scandé. Ils seront brûlés par le feu de l’enfer». Les pompiers ont dû attendre que la foule se disperse pour pouvoir approcher du bâtiment en flammes, traversant une rue jonchée de débris de verres et de pierres.
Dans le même quartier, commerces et propriétés ont été attaqués par des manifestants sunnites dont la plupart avaient le visage masqué, certains portant un kefieh à damiers rouges ou blancs. Façades et vitrines ont été lapidées par des sunnites brandissaient des drapeaux noirs et verts avec la profession de foi musulmane : «Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mohammed est son prophète». Les protestataires, quelques milliers selon les journalistes sur place, répondaient à l’appel d’un groupe baptisé «Mouvement national pour la défense du prophète Mahomet». Ils ont lapidé des voitures et une église, brisant ses vitres et tentant d’y mettre le feu. Ils ont incendié des véhicules de la défense civile et de la police, renversé un camion. L’armée libanaise avait tenté de les en empêcher, bloquant l’accès des différentes entrées de l’ambassade du Danemark. Un petit groupe des 15 000 manifestants ont cependant franchi les lignes des forces de sécurité libanaises. Le tir de grenades lacrymogènes, les canons à eau, les coups de matraque et des coups de feu en l’air ne les ont pas empêchés de marcher en direction de l’ambassade du Danemark. Plusieurs blessés se sont évanouis à cause de ces gaz. Il y a eu 28 blessés, dont certains touchés par balles. Les manifestants sont remontés dans les bus qui les avaient emmenés pour retourner au nord du Liban, dans la plaine de la Békaa, d’où ils étaient venus. Choquée par ce déferlement inouï de violence, la population est restée cloîtrée chez elle. La presse libanaise indiquait que les diplomates danois avaient déjà quitté Beyrouth samedi soir.
En Syrie, des dizaines de manifestants ont aussi saccagé les locaux des ambassades du Danemark et de Norvège, situées dans le même immeuble, au troisième et second étage respectivement, ainsi que les locaux de l’ambassade du Chili, situé au premier étage. Ils ont provoqué un incendie dans le bâtiment. L’ambassade voisine de Suède a également été saccagée et incendiée. Aucun employé des représentations diplomatiques n’a été touché. L’ambassade de France à Damas a indiqué qu’elle avait également été prise pour cible par d’autres manifestants qui ont lancé de «nombreux jets de pierres» et «tenté de pénétrer dans l’enceinte». Au cours de ces attaques, les manifestants ont brandi des Corans et des portraits du président syrien Bachar al-Assad et agité des drapeaux jaunes du Hezbollah libanais et verts du Hamas palestinien.
Réactions diplomatiques
La publication des caricatures tourne à la crise diplomatique. La présidence de l’UE a condamné samedi soir de tels actes «inacceptables», par la voix d’Ursula Plassnik, ministre autrichienne des Affaires étrangères de l’Autriche. Même constat dimanche du ministre danois des Affaires étrangères, Per Stig Moeller. «La Syrie a manqué à son devoir, il est totalement inacceptable que l’ambassade n’ait pas été protégée par les Syriens», a-t-il déclaré. Comme la Norvège, le gouvernement danois a donc appelé samedi ses ressortissants à quitter immédiatement la Syrie, ce qu’envisage de faire la Suède. Une partie des 80 Danois vivant en Syrie «aurait été évacués dès samedi soir», indique le quotidien Jyllands-Posten, alors que d’autres choisissaient dimanche de rester en Syrie, en raison du retour au calme observé dans la journée. Au Liban, «La situation s’est développée de manière très négative au cours de la journée de dimanche […]. Elle n’est pas sous contrôle», a expliqué le ministère danois des Affaires étrangères, qui a dimanche appelé ses ressortissants et diplomates à quitter le pays.
La France a également renforcé le niveau d’alerte de ses ambassades au Liban et en Syrie. A Damas, les forces de l’ordre ont empêché des manifestants de s’approcher de l’ambassade de France. L’école française et le Centre culturel français (CCF) ont été fermés dimanche par «mesure préventive». Le Ministère des Affaires étrangères a appelé les Français de Syrie à la plus grande prudence et à «éviter les rassemblements et les manifestations». «Nos ambassades sont en alerte en raison de la tension particulière. On renforce les mesures localement de précaution».
Même précaution à Gaza où la France recommande à ses ressortissants «de ne plus si rendre», sauf pour «motif absolument impératif », et «dans le cadre d’une protection renforcée». Des groupes armés palestiniens avaient en effet menacé de prendre pour cible les Européens, notamment des Français.
Outre-Atlantique, la Maison Blanche a condamné «dans les termes les plus forts» ces attaques et l’ambassade américaine à Damas a fermé ses portes. Scott McClellan, porte-parole du Président Georges W. Bush, a affirmé «la solidarité» des Etats-Unis avec ses alliés européens, en prônant un «dialogue constructif et pacifique et en soulignant le respect dû à toutes les croyances religieuses».
A Londres dimanche, la colère montait contre les slogans ultra violents de manifestants ayant protesté vendredi devant l’ambassade du Danemark contre la publication des caricatures. Les pancartes avaient appelé à «massacrer ceux qui insultent l’islam» ou prévenaient l’Europe que son 11 septembre allait venir. «Rien ne justifie cette violence», a indiqué, très mesuré, le ministre des Affaires étrangères, Jack Straw, alors que le parti conservateur estimait que les forces de l’ordre devaient faire preuve de «tolérance zéro» et arrêter les coupables qui « incitent au meurtre ». Lors de cette manifestation, une fillette de quelques mois avait été photographiée avec un bonnet frappé du logo «I love al-Qaïda ». Le parti des libéraux-démocrates a sévèrement critiqué l’attitude des manifestants de vendredi : «Interdire la liberté d’offenser n’est pas compatible avec des sociétés multiculturelles modernes, et inciter à la violence est toujours un crime», a affirmé Simon Hugues, président du deuxième parti de l’opposition britannique.
L’Allemagne s’est déclaré «extrêmement préoccupée» dimanche par ces violences, craignant «une guerre des cultures». «Nous sommes toujours aussi éloigné du dialogue recherché, alors que celui-ci est souhaitable et nécessaire», a déclaré Frank-Walter Steinmeier, ministre allemand des Affaires étrangères. «Les deux types de liberté [de presse et d’opinion, et de religion] vont de pair, les deux doivent être respectées, pas seulement en Europe, mais dans le monde entier», a-t-il déclaré.
Le ton monte dans les pays arabes
La vague de colère semblait s’amplifier dimanche soir dans le monde musulman. L’Iran a envisagé de rappeler son ambassadeur au Danemark à Téhéran. «La liberté va de pair avec la responsabilité», a expliqué le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Hamid Reza Asefi, ajoutant que la reprise des dessins par plusieurs journaux en Europe prouvait qu’il s’agissait d’une «conspiration contre l’islam».
En Afghanistan, plus d’un millier de personnes ont défilé dimanche dans les rues de Mehtarlam, capitale de la province de Laghman. Ils ont réclamé des poursuites judiciaires contre les responsables des journaux européens et exigé la fermeture des publications ayant repris ces dessins. Les talibans ont aussi condamné les caricatures, en invitant les dirigeants musulmans à rompre toute relation politique avec des pays dont «les médias ont commis le sacrilège et à expulser les représentants de ces pays en signe de protestation».
Embrasement également en Irak, où les principaux partis religieux ont lancé dimanche un appel à la Une des principaux journaux du pays pour créer «une loi internationale interdisant toute atteinte aux valeurs religieuses». Ensemble, les représentants de l’église chrétienne chaldéenne, Shlimon Wardouni, de la communauté sabéenne SattarJabba Helou, du Comité des oulémas (sunnites) Mahmoud al-Soumaïdaï et de la mouvance chiite de Moqtada Sadr, Abdel Hadi al-Darraji demandent de «sanctionner les journaux responsables (de cette offense) avant toute normalisation des relations avec ces pays». Ils appellent au «boycottage des pays qui ont approuvé et abrité ceux qui ont commis cette offense, en refusant d’acheter leurs produits et en retirant nos ambassadeurs dans ces pays». L’Armée islamique en Irak va plus loin et menace, sur son site internet, de frapper les intérêts des pays européens dont les journaux ont publié les «images humiliantes», citant les pays cibles : «le Danemark, la Norvège, l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et l’Espagne ». Ce groupe avait revendiqué l’assassinat du journaliste italien Enzo Baldoni, en août 2004, et l’enlèvement des journalistes français Christian Chesnot et Georges Malbrunot, libérés fin 2004 après quatre mois de détention.
La Jordanie arrêtait samedi les rédacteurs en chef de deux journaux qui ont publié les caricatures controversées en les accompagnant d’un «appel à la raison» des musulmans.
Lutte pacifique et juridique
A contrario, des voix influentes de l’islam se sont élevées pour s’opposer à la violence. Au Liban, le Premier ministre Fouad Siniora a dénoncé les violences et accusé, sans les identifier, des «groupes qui tentent de semer la discorde» d’en être responsables. «Les forces de l’ordre ne cèderont pas et exigent une dispersion rapide des manifestants », a-t-il ajouté. «Ils font tord à l’islam», a-t-il déclaré. Les manifestants ont été également condamnés par les dignitaires religieux musulmans, sunnite et chiite, et par le mouvement de la Jamaa Islamiya, un groupe dans la mouvance des Frères musulmans.
En Syrie, le grand mufti, cheikh Ahmad Badreddine Hassoun, le plus haut dignitaire musulman du pays a «regretté» que «certaines personnes aient mal exprimé leur protestation en Syrie contre la publication par des journaux européens d’images offensant le prophète». Il a dit avoir reçu une visite récente de l’ambassadeur du Danemark à Damas «porteur d’une lettre officielle d’excuses du Premier ministre Danois », Anders Fogh Rasmussen, pour ces caricatures. Même constat du journal émirati Al-Ittihad, qui juge «inacceptable» l’incendie d’ambassades à Damas. Même si les caricatures incriminées «constituent une grosse erreur commise aux dépens de centaines de millions de musulmans dans le monde», «une manifestation de colère ne doit pas conduire à une exploitation politique qui pousse les gens à commettre des actes stupides attisant la tension», écrit l’organe du gouvernement local de l’émirat d’Abou Dhabi.
Une lutte juridique est envisagée. En France, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) portera plainte contre France Soir. C’est un «détournement raciste de la liberté d’expression» propre à «exciter la haine et réveiller les intégrismes, religieux ou politiques», a estimé le MRAP, «condamnant toutes les exactions que cette provocation a généré ». Le Conseil français du culte musulman (CFCM), la plus haute instance de l’islam en France, a affirmé «les possibilités d’action en justice» contre la publication de caricatures de Mahomet dans la presse.
Il faut savoir s’arrêter
Plantu, dessinateur du journal Le Monde, qui a publié samedi deux des douze caricatures de Mahomet, déclarait sur l’antenne de RFI dimanche qu’un dessinateur doit «savoir s’arrêter, et accepter l’autocensure. Je propose des dessins, et je fais confiance aux rédacteurs en chef de les accepter ou non», a expliqué le caricaturiste. «Il faut être respectueux dans l’irrespect et je me rends compte qu’on utilise parfois des images irrespectueuses : le dessinateur flirte avec la ligne rouge ou jaune, je ne sais pas comment on la nomme, mais il doit respecter le lecteur».
«Il faut continuer à être un peu agressif dans le dessin, mais penser que les lecteurs ont des croyances. On peut ne pas être d’accord avec des « choses terrestres » et s’en prendre aux gens sur terre ! Mais quand on touche à des choses sacrés, il faut être respectueux et faire attention», a prévenu le dessinateur.
«Pour qu’ensemble, nous, caricaturistes, continuions à afficher nos convictions en images, nous devons faire attention ! Je pense que si autour de l’Onu et à Genève, on réfléchit au sens de l’image, essayons de nous dire que dans certaines situations, il faut faire attention ! Pour éviter de « faire mal » à des convictions religieuses. Aux dessinateurs du Proche-Orient, je dirais qu’il faut réfléchir au sens politique de nos images. L’image doit être gérée par des dessinateurs qui sont journalistes et le sacré doit être respecté», a-t-il expliqué.
Dans l’affaire des caricatures de Mahomet, «on a été dépassé par la manipulation de l’opinion internationale pour faire un fossé entre le monde occidental et musulman», a ajouté le dessinateur.
par Gaëtane de Lansalut
Article publié le 05/02/2006 Dernière mise à jour le 05/02/2006 à 18:24 TU