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Peinture

Cézanne et Pissarro : une amitié picturale

<em>Portrait de l’artiste, </em>Paul Cézanne 1873-1876.(Photo : RMN / Hervé Lewandowski)
Portrait de l’artiste, Paul Cézanne 1873-1876.
(Photo : RMN / Hervé Lewandowski)
L’exposition a déjà voyagé à New York puis à Los Angeles en janvier dernier. En accueillant, à son tour, jusqu'au 28 mai, cette double exposition qui met en valeur la « parenté » des deux peintres, Paul Cézanne et Camille Pissarro, le musée d’Orsay ouvre le bal de la commémoration du centenaire de la mort de Paul Cézanne. Joachim Pissarro, arrière-petit-fils du peintre et conservateur au musée d’Art moderne de New York, Jean-Patrice Marandel, conservateur en chef au musée d’Art de Los Angeles, et Sylvie Patin, conservateur en chef au musée d’Orsay, à Paris ont travaillé ensemble pour sélectionner quelque soixante toiles -et quelques œuvres graphiques- qu’ils ont réunies pour montrer comment, intéressés par les mêmes thèmes, les deux peintres se sont mutuellement influencés pendant vingt ans.

Cézanne et Pissarro, ces deux là n’ont pas seulement en commun le front dégarni et la barbe fournie, le caractère rebelle méprisant l’ordre établi, chacun une mère créole, un métier et des épouses qu’ils ont choisis contre le gré de leurs familles respectives. Entre 1865 et 1885, ils ont partagé quelque vingt années d’une amitié picturale : « Parbleu, nous étions toujours ensemble ! », écrit Camille Pissarro à la fin de sa vie, « mais ce qu’il y a de certain, chacun gardait la seule chose qui compte, sa ‘sensation’ (…) ce serait facile à démontrer ». Pour célébrer la commémoration du centenaire de la mort de Cézanne, le musée d’Orsay a cédé à la tentation de cette démonstration, en faisant le choix de la rigueur historique et didactique. Exposées par paires, les toiles signées Camille Pissarro et Paul Cézanne sont juxtaposées par thèmes et de manière chronologique, pour faire apparaître la convergence de leurs points de vue et leurs affinités dans les études des motifs.

Des pommes, des poires, des paniers, des bouquets de fleurs : Paul Cézanne et Camille Pissarro ont tous deux traité ce que les Français appellent des « natures mortes », et les anglo-saxons des « vies silencieuses », mais si leurs recherches d’un nouveau langage pictural, en marge de la peinture officielle, sont étroitement liées, chacun a sa propre griffe. Leurs natures mortes « présentées dans cette section furent crées dans le sillage du Salon des Refusés de 1863 -un salon déterminant au cours duquel de nombreuses œuvres furent rejetées en raison de leur réalisme contemporain- (…). Les œuvres réunies révèlent comment Cézanne et Pissarro explorèrent le genre classique de la nature morte en recourant à un vocabulaire impressionniste pour développer chacun son propre style », souligne l’historienne d’art Jennifer Field dans le catalogue édité par la Réunion des musées nationaux (RMN).

<em>Nature morte : pommes et poires dans un panier rond</em>, Camille Pissarro 1872.(Source : RMN)
Nature morte : pommes et poires dans un panier rond, Camille Pissarro 1872.
(Source : RMN)

<em>Le Plat de pommes</em>, Paul Cézanne 1874.(Source : The Art institut of Chicago)
Le Plat de pommes, Paul Cézanne 1874.
(Source : The Art institut of Chicago)

Ainsi, en comparant par exemple, Pommes et poires dans un panier rond (Pissarro, 1872) et Le Plat de pommes (Cézanne, vers 1874), Jennifer Field attire l’attention  sur une semblable « restriction de la composition à un objet arrondi, placé au centre sur un fond géométrique », mais fait remarquer comment Cézanne a « rompu le schéma en introduisant une oblique puissante, qui part du bord droit, et en inclinant légèrement le motif du papier peint, de manière à nier la perspective scientifique ».

Cette géométrisation de l’espace est précisément ce qui distingue Cézanne : « Pissarro, très souvent, retient des détails et applique plusieurs coups de pinceaux là où Cézanne est davantage dépouillé et ne met qu’une touche », explique Sylvie Patin, privilégiant ainsi les lignes de force du tableau. Cette recherche, qui lui est propre, est très sensible dans le Louveciennes que Cézanne avait emprunté à Pissarro pour le copier. Ces deux œuvres, souligne Joachim Pissarro, « forment une paire et constituent un point culminant dans l’histoire de l’impressionnisme (…) la ressemblance est saisissante alors même qu’elles sont radicalement différentes. »

<em>Louveciennes</em>, Camille Pissarro 1871.(Source : RMN)
Louveciennes, Camille Pissarro 1871.
(Source : RMN)

Plus lumineuse, creusant davantage la profondeur, la toile de Cézanne « semble plus dense et resserrée : les contrastes de tons sont plus prononcés (…) les couleurs plus intenses (…), fait remarquer Joachim Pissarro, qui poursuit : « La manière d’appliquer la peinture est différente : là où Pissarro avait employé trois ou quatre coups de pinceaux, Cézanne en utilise un seul, plus long, plus large et plus hardi » : il suffit de se rapporter à la tache de lumière sur le chemin, devant les deux personnages.

<em>Louveciennes</em>, Paul Cézanne 1872.(Source : RMN / avec l'aimable autorisation de Wildenstein & Co)
Louveciennes, Paul Cézanne 1872.
(Source : RMN / avec l'aimable autorisation de Wildenstein & Co)

Jeu de lignes parallèles, obliques, verticales, horizontales, diagonales, Cézanne explore tous les jeux de construction, sans élément descriptif ou narratif, ne faisant par exemple jamais figurer de personnages -contrairement à Pissarro- dans ses tableaux. Les deux peintres s’apporteront pendant vingt ans cette complémentarité de regards : installés tous les deux dans la région de Pontoise et d’Auvers-sur-Oise (Nord de Paris), l’un (Cézanne) transmettra à l’autre son « aptitude à construire le paysage peint », explique Sylvie Patin, tandis que l’autre (Pissarro) incitera son cadet à « éclaircir la palette sombre caractérisant ses œuvres de jeunesse ». Chacun, imprégné de l’autre, poursuivra sa propre voie comme l’atteste la comparaison éloquente entre Le Petit pont (Pontoise, Pissarro,1875), et Le Pont de Maincy (Melun, Cézanne,  vers 1879) : « Les deux peintres semblent s’éloigner de leurs peintures impressionnistes antérieures », souligne Joachim Pissarro. Dès cette époque, Cézanne semble en effet sortir de l’impressionnisme, un tournant qui culminera par exemple dans Pins et rochers, vers 1897.

<em>Le Pont de Maincy, près de Melun</em>, Paul Cézanne 1879-1880.(Photo : RMN / Hervé Lewandowski )
Le Pont de Maincy, près de Melun, Paul Cézanne 1879-1880.
(Photo : RMN / Hervé Lewandowski )
<em>Le Petit Pont, Pontoise</em>, Camille Pissarro 1875.(Source : Mannheim, Städtische Kunsthalle)
Le Petit Pont, Pontoise, Camille Pissarro 1875.
(Source : Mannheim, Städtische Kunsthalle)

 

 

 

 

 

 

 

 

Dix ans après cette promiscuité qui les a réunis pendant vingt ans, les deux peintres se gardaient une mutuelle reconnaissance et estime. Encore en 1895, Pissarro se révèlerait être un fidèle et ardent défenseur de Cézanne et de son art, écrivant à son fils Lucien : « Tu ne saurais croire (…) tout ce qu’il y a de grandes qualités dans Cézanne », tandis que Cézanne, reconnaissant de ce que Pissarro lui avait apporté ces vingt années-là entre 1865 et 1885, écrivait à la fin de sa vie: « Quant au vieux Pissarro, ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon dieu ». Jusqu’au 28 mai, le musée d’Orsay offre au visiteur le privilège de pouvoir apprécier ensemble des œuvres disséminées dans des collections publiques et privées un peu partout en Europe et outre-Atlantique.


par Dominique  Raizon

Article publié le 05/03/2006 Dernière mise à jour le 05/03/2006 à 16:59 TU