Thaïlande
Les classes moyennes contre le Premier ministre
(Photo : Arnaud Dubus / RFI)
De notre correspondant à Bangkok
De la tribune juchée sur un plateau de camion, les orateurs, qui se succédent au micro, dominent la pelouse et le bâtiment de style colonial qui abrite le siège du gouvernement thaïlandais. « La Maison du gouvernement est déserte. Ils n’osent même plus sortir de leur bureau pour aller aux toilettes. Le Premier ministre s’est terré dans une caverne », ironise un des leaders de la manifestation. Derrière lui, une centaine de policiers sans armes, munis de simples boucliers de plexiglas forment une haie pour bloquer l’accès. Devant lui, quelques 60 000 manifestants assis à même la chaussée, brandissant des drapeaux jaunes, la couleur de la monarchie, et des caricatures montrant Thaksin sous les traits d’un Hitler à tête carrée.
Cette marche entamée mardi matin, après plusieurs semaines de manifestations hebdomadaires, se veut un coup de boutoir pour forcer le Premier ministre Thaksin Shinawatra, un magnat des télécommunications arrivé au pouvoir en 2001, à la démission. « Il se montre irrespectueux avec le roi. Pour nous c’est inacceptable », confie le propriétaire d’une petite imprimerie qui a rejoint le cortège. « C’est un homme à deux têtes : il est chef d’entreprise et il est administrateur du pays. Il mène ses deux activités en même temps. Cela nuit au pays », dit un autre manifestant, foulard jaune au cou frappé du slogan « Sauver la nation ».
Thaksin a neutralisé la plupart des institutions
L’élément qui a déclenché la colère des classes moyennes a été la vente, fin janvier, par la famille du Premier ministre des actions qu’elle détenait dans Shin Corp, le conglomérat fondé par Thaksin dans les années 80. L’utilisation d’astuces juridiques et boursières pour maximiser le profit et éviter le paiement de taxes, ainsi que la vente à une firme singapourienne des actifs de Shin Corp – satellites, réseau téléphonique, station de télévision – ont fait exploser un ressentiment qui montait depuis des mois, voire des années. Jaruvan Maintaka, la présidente de la Cour des comptes, déclare sans ambages que « l’administration actuelle a rendu la corruption et le favoritisme politique légal. Et les fonctionnaires l’acceptent désormais comme un phénomène naturel ». A ce ras-le-bol devant la corruption omniprésente, se greffent les fortes tensions entre Thaksin et le roi Bhumibol Adulyadej, adulé par les Thaïlandais et dont les 60 ans de règne doivent être célébrés début juin en présence de 26 têtes couronnées de la planète.
Le Premier ministre a réussi à neutraliser la plupart des institutions de contrôle du pouvoir prévues par la constitution, comme la Cour constitutionnelle, la commission électorale, le sénat, la commission anti-corruption. Seule la monarchie a tenu tête à cet ancien lieutenant-colonel de police, très sûr de lui et qui se veut le « modernisateur » de la Thaïlande. Certains observateurs estiment même que « le Palais » appuie les manifestations anti-gouvernementales, comme semble en témoigner l’attitude bienveillante de la police et de l’armée. « Ce que beaucoup redoutent est que Thaksin soit toujours au pouvoir au moment du décès du roi », confie un observateur requérant l’anonymat.
Le Premier ministre dispose d’un large soutien parmi les paysans, peu au courant des péripéties qui agitent la capitale et loyaux au pouvoir en place par tradition et par gratitude. Thaksin est le premier chef de gouvernement à avoir véritablement engagé des programmes de soutien aux campagnes; ces projets sont qualifiés de populistes par les détracteurs du gouvernement mais, pour les riziculteurs du Centre et les paysans pauvres du Nord-Est, ils apportent une aide matérielle bienvenue.
L'écart abyssal entre les villes et les campagnes
Malgré cette popularité en province, les pressions qui s’exercent de toutes parts sur le Premier ministre laissent penser qu’un compromis devrait intervenir avant les élections législatives prévues le 2 avril. Des négociations seraient déjà en cours pour permettre à Thaksin de se retirer provisoirement de la politique et mettre en place, en accord avec l’opposition, un gouvernement intérimaire. Une réforme constitutionnelle serait mise en œuvre afin de renforcer les mécanismes de contrôle du pouvoir.
Mais la démission de Thaksin, une nouvelle charte fondamentale et un nouveau gouvernement résoudront-ils vraiment la crise thaïlandaise ? Certains universitaires soulignent que Thaksin n’a pas été élu deux fois (la seconde fois il y a un an) par hasard : il est le produit d’un système combinant culture clientéliste, faiblesse du système d’éducation et manque de maturité politique de l’électorat. Et, selon eux, les classes moyennes qui réclament la démission du « Premier ministre populiste » et le « rétablissement de la démocratie » ne se sont pas beaucoup souciés, jusqu’à présent, de réduire l’écart abyssal - économique, social et culturel - entre la Thaïlande des villes et celle des campagnes.
par Arnaud Dubus
Article publié le 14/03/2006 Dernière mise à jour le 14/03/2006 à 12:17 TU