Guinée
Peur sur la ville
(Photo: AFP)
Mercredi, des négociations se poursuivaient au plus petit niveau, entre des responsables des différents ministères concernés et du patronat d’un côté et, de l’autre, des représentants des syndicats réunis en intersyndicale. Ni les ministres, ni les secrétaires généraux des deux grandes centrales, la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG) et l'Union syndicale des travailleurs de Guinée (USTG) ne sont encore assis autour du tapis vert où se concocte un cahier de propositions. L’ intersyndicale exige «la satisfaction pleine et entière des revendications», à savoir une baisse du prix du carburant et le quadruplement des salaires des fonctionnaires. Mais elle ne se fait aucune illusion sur les intentions du gouvernement qui a fait donner ses forces anti-gang contre des jeunes en panne d’avenir.
Le pouvoir accuse l'opposition politique
«Le gouvernement regrette les incidents et les pertes en vies humaines. Il s'incline sur la mémoire des victimes. Mais ces manifestations ont été orchestrées et manipulées par l'opposition qui a financé et armé des manifestants», affirme le porte-parole du gouvernement qui est également ministre de l'Administration du territoire et de la Décentralisation, Moussa Solano. «Il n'y a eu qu'un ras-le-bol de la population éprouvée par toutes sortes de misères», répond Jean-Marie Doré, secrétaire général du principal parti d’opposition, l’Union pour le Progrès de la Guinée (UPG). De fait, la montée des syndicats en première ligne marque l’apparition de la société civile sur l’avant-scène guinéenne. Et si les tirs sans sommation l’ont fait reculer, les syndicats renonçant provisoirement à des actions de rue, le mot d’ordre de grève générale est maintenu.
Pour sa part, l’opposition réclame une transition démocratique, c’est-à-dire le départ de Lansana Conté et de ceux qui assurent la survie de son régime depuis que diabète et leucémie l’ont terrassé, en 2003, après deux décennies de règne sans partage. En mars dernier, les chefs de l’opposition se sont en effet donnés une feuille de route prévoyant la formation d’un gouvernement d’union nationale, le temps de préparer des élections dans les dix-huit mois suivant cette improbable reconfiguration. Il est clair en effet que le président Conté ne se voit aucune raison de jeter l’éponge. Il a du reste déjà confié les rênes à ses obligés après avoir conforté son propre maintien au pouvoir en jouant de leurs luttes de clans.
Après avoir fait modifier la Constitution pour se donner le droit de briguer un nouveau mandat en décembre 2005, depuis son village soussou de Wawa où il vit entre deux séjours à l’étranger pour soins médicaux, le général septuagénaire, Lansana Conté, avait limogé en avril dernier le Premier ministre Cellou Dalein Diallo. Ce dernier se voyait sans doute un peu trop en dauphin. Le premier cercle du pouvoir s’est resserré autour de Conté, au civil comme au militaire. Dans l’armée, des purges et des avancements à plusieurs vitesses ont parfois incité une partie de l’opposition à caresser l’espoir d’une grogne salvatrice. Mais du côté de la population civile, le combat est d’abord celui de la survie quotidienne. Or, en incriminant l’opposition dans les manifestations de ces derniers jours, le pouvoir montre toute sa répugnance à prendre en compte l’extrême lassitude populaire face à des vicissitudes économiques insurmontables pour le plus grand nombre.
La société civile aspire à un changement social
Comme le soulignent les membres les plus clairvoyants de l’opposition, ce que la société civile demande, c’est un changement social. Quand le salaire d’un fonctionnaire ne suffit même plus à payer son déplacement, de son domicile à son bureau, les revendications sociales éclipsent en effet les questions purement politiques. Et, en la matière, la rue ne saurait plus se satisfaire de promesses. Potentiellement riche en surface agricoles comme en ressources minières, la Guinée a continué à se délabrer depuis l’ère Sékou Touré. Celle-ci ne s’est d’ailleurs pas vraiment achevée en 1984 avec la mort de l’ancien syndicaliste qui avait refusé dès 1958 de rester dans le giron colonial de feu le général de Gaulle.
Il y a trois mois, une première grève générale avait déjà permis d’arracher au gouvernement un relèvement de 30% des salaires des fonctionnaires et l’instauration d’un salaire minimum. Mais outre la dévaluation du franc guinéen depuis mars dernier, la suppression, en mai, des subventions du prix du carburant a ruiné ces maigres acquis et relancé la bataille syndicale. Comment travailler en effet, lorsque l’on a la chance d’avoir un emploi mais qu’il faut compter 8 000 francs guinéens (FG) par jour pour aller et venir entre la banlieue de Conakry et le centre-ville. Et cela avec des salaires moyens dans la fonction publique de 80 000 à 150 000 FG, 450 000 FG (moins de cent euros) pour un ministre, 750 000 FG (un peu plus de 100 euros) pour un député.
Château d’eau de l’Afrique de l’Ouest, la Guinée est incapable de servir ses habitants, privés d’électricité, de routes carrossables et de services de santé depuis des lustres. Le sac de riz de 50 kg coûte 120 000 FG. Dans ces conditions, explique un habitant de Conakry, mieux vaut tout fermer avant de mettre sa marmite sur le feu et d’appâter tout le quartier. Ceux qui mangent une fois par jour sont chanceux. Les autres sont aux aguets. La situation est tout simplement intenable. Reste la peur de la brigade anti-gang et de la Garde présidentielle.
Condoléances et appels «à la retenue» sont tombés sur les téléscripteurs internationaux depuis Paris ou New York où le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, «a appris avec une grande préoccupation la mort d'une dizaine d'élèves». Kofi Annan «lance un appel à toutes les couches sociales et politiques du pays à poursuivre un dialogue constructif afin de résoudre les défis auxquels le pays est confronté». Pour leur part, les Guinéens ont donné à leurs enfants les funérailles discrètes imposées par la loi d’airain qui a présidé à leur mort.
A défaut de pouvoir exprimer dans les rues le désarroi économique qui l’alimente, le mouvement social devra sans doute se contenter plus ou moins provisoirement d’opposer sa force d’inertie aux décideurs qui refusent de l’entendre.
par Monique Mas
Article publié le 14/06/2006Dernière mise à jour le 14/06/2006 à TU