Somalie
Bashir Ragé, seigneur de guerre (3)
(Photo: AFP)
De notre envoyé spécial
Il est défait, vaincu, désarçonné, désemparé. Mais il est toujours là, dans une villa à quelques centaines de mètres à peine du premier barrage tenu par les miliciens islamistes, ses ennemis jurés. Bashir Ragé est un chef de guerre allié des Américains et pilier de la coalition dite antiterroriste soutenue par Washington. A la fois homme d’affaires, criminel et trafiquant. Mafieux aux mains ensanglantées. Pur produit de la Somalie contemporaine.
Carrure de rugbyman ventripotent, teint noir et regard sombre. Il allume cigarette sur cigarette en secouant la tête en signe d’impuissance. L’animal autrefois redouté semble désemparé, comme un fauve en cage auquel on aurait limé les griffes. De temps à autre, il laisse percer son agacement et son dépit. Un geste de la main, un soupir et une cigarette…
Soudain, son téléphone portable grésille, ses yeux s’illuminent et un large sourire rehausse sa moustache. « Il y a des combats à Baïdoa ! Au moins quinze morts ! Le président est attaqué ! » On célèbre les victoires que l’on peut. Et Bashir Ragé se réjouit des malheurs de Abdullahi Yussuf, le président de transition, l’un de ses nombreux ennemis. Une petite récréation dans la monotonie de ses journées de vaincu. Mais cette joie pathétique sera de courte durée. Trois coups de fil plus tard, et la déroute du président Yusuf est déclassée au rang de simple incident armé. Le sourire de Bashir Ragé s’estompe, la conversation peut reprendre.
Le bréviaire antiterroriste écrit par Washington
Bashir Ragé a beau avoir été défait militairement à Mogadiscio, il continue d’y vivre sans être inquiété par les miliciens des tribunaux islamiques. C’est l’un des paradoxes de cette guerre pour le contrôle de la ville. Il suffit de franchir la ligne verte qui sépare le nord et le sud de Mogadiscio, de traverser les vieux quartiers ravagés par les combats des années 90, de franchir un barrage de miliciens se disant « freelance » (travailleurs indépendants) pour atteindre un no man’s land fangeux où les hommes de Bashir Ragé nous attendent.
(Photo: Olivier Rogez / RFI)
Un kilomètre plus loin, dans une villa sobre, le chef contemple l’océan Indien en sirotant des jus de fruits. « Nous n’attaquerons plus les islamistes, mais s’ils viennent nous chercher ici, nous nous défendrons », proclame-t-il d’une voix martiale. Mais cette posture cache mal la réalité : depuis le 5 juin les chefs de l’Alliance, soutenus par Washington, ont perdu la partie à Mogadiscio. Ils se sont placés sous la protection de leurs clans. Cela signifie qu’ils doivent observer une totale neutralité, moyennant quoi les tribunaux islamiques les laissent en paix.
Bashir Ragué est donc libre. Mais il conserve une haine farouche de ses adversaires, les miliciens islamistes. «Il existe un lien établi entre al-Qaïda et les tribunaux islamiques. Ces derniers ont reçu de l’argent d’al-Qaïda en échange de quoi, ils lui donne asile, ici en Somalie ». Bashir Ragé a parfaitement intégré le bréviaire antiterroriste écrit par Washington. « Nous ne voulons pas devenir un nouvel Afghanistan placé sous la coupe des talibans », assène-t-il avec l’assurance d’un Croisé. « Les fondamentalistes qui ont attaqué et détruit Washington veulent faire la même chose ici », jure-t-il sans trop s’embarrasser d’exactitude historique.
L’alliance contre les islamistes ressemblait à un syndicat du crime
Reste que Bashir Ragé, en défenseur des valeurs démocratiques et des droits de l’homme est aussi peu crédible qu’un marchand d’armes philanthrope. Son passé de mafieux ultra violent en fait un mauvais juge. Les islamistes le savent. Ils ont réussi à se rendre populaire en promettant à la population de la débarrasser des hommes comme Bashir Ragé qui symbolisent quinze années de chaos, de criminalité et de violence. La destruction de la Somalie, c’est eux. Les kidnappings, les meurtres, les rackets et les trafics, c’est encore eux. Les habitants de Mogadiscio n’ont pas cru un seul instant ces seigneurs de guerre lorsqu’ils ont prétendu former une alliance antiterroriste. Car, pour tout le monde ici, les terroristes ce sont eux.
(Photo: Olivier Rogez / RFI)
Mohamed Qanyaré, Moussa Sudi, Bashir Ragé ou encore Mohamed Deere : l’alliance contre les tribunaux islamiques ressemblait à un syndicat du crime. Un syndicat soutenu par Washington qui, en 1992, combattait pourtant ces hommes responsables du chaos. La stratégie s’est révélée désastreuse. Avant tout préoccupés de maintenir leur pouvoir prébendier, les chefs de guerre se sont montrés incapables de résister aux assauts des miliciens islamistes, mieux entraînés, mieux armés et surtout plus déterminés. Au sein de l’Alliance antiterroriste beaucoup de miliciens sont sous l’emprise du quat dès la mi-journée et, de ce fait, sont inaptes au combat. Par ailleurs, ils refusent de se battre la nuit. Chez les islamistes, au contraire, le quat est prohibé, le combat de nuit est prisé et il est interdit de rendre une position à l’adversaire à la nuit tombé comme le font d’ordinaire les chefs de guerre.
Non seulement les seigneurs de guerre furent de mauvais maîtres pour Mogadiscio, mais ils en furent aussi de mauvais défenseurs. A Mogadiscio beaucoup sont persuadés que le crépuscule des seigneurs de guerre préfigure une aube pacifique. A moins que les Etats-Unis et leurs alliés éthiopiens ne s’obstinent à les réarmer. Aux dernières nouvelles Bashir Ragé était à bord d’un bateau américain au large de Mogadiscio.
par Olivier Rogez
Article publié le 21/06/2006Dernière mise à jour le 21/06/2006 à TU