Russie
Qui a tué Anna Politkovskaïa ?
(Photo : V.Pironon/RFI)
Après le meurtre, samedi, d’ Anna Politkovskaïa, une des rares journalistes russes à avoir couvert la guerre en Tchétchénie, ses collègues de la rédaction de Novaïa Gazeta ont décidé de mener l'enquête. Le bi-hebdomadaire offre une récompense de près d’un million de dollars pour toute information permettant de retrouver l'assassin.
«Aussi longtemps que Novaïa Gazeta existera, les tueurs ne pourront pas dormir tranquille.» Dans une édition spéciale du bi-hebdomadaire publiée ce lundi, sur laquelle les journalistes ont travaillé sans relâche depuis que le corps de la journaliste a été retrouvé sans vie, les collègues et amis d’Anna Politkovskaïa affirment qu’ils vont eux-mêmes rechercher les coupables. «Nous devinons où nous pouvons les trouver...» Faisant allusion à ses sources, la rédaction a déclaré que son équipe est «plus en mesure d’obtenir des informations que les services chargés des enquêtes». Elle offre également une récompense de près d’un million de dollars pour toute information permettant de retrouver le meurtrier. Il s’agit du troisième assassinat au sein de la rédaction, qui privilégie deux hypothèses.
Les soupçons portent vers la Tchétchénie
L'hypothèse de la piste de Ramzan Kadyrov est la plus largement partagée. Le Premier ministre tchétchène, à la tête de redoutables milices, dont les hommes sont surnommés les Kadyrovtsi, était constamment mis en cause par la journaliste. Il vient tout juste de fêter ses 30 ans, ce qui lui permettrait désormais de briguer le poste de président de Tchétchénie. Or, dans une toute dernière interview à la radio, la journaliste se disait prête, s’il le fallait, à témoigner contre lui. Elle s’apprêtait également à publier un article, avec des photos et de nombreux témoignages à l’appui, sur les méthodes «musclées» des Kadyrovtsi.
Mais, comme le notent les employés de Novaïa Gazeta, il pourrait aussi s’agir d’un acte destiné au contraire à nuire au Premier ministre tchétchène en faisant peser les soupçons sur lui... De fait, en s’attaquant à d’autres dossiers brûlants, comme la corruption ou les sévices infligés aux jeunes conscrits dans l’armée russe, la journaliste s’était fait beaucoup d’ennemis. De son côté, Boris Toumanov, journaliste à l’hebdomadaire Novoïe Vremia, dit ne pas croire à la version qui accuse directement les autorités fédérales. «Mais je pense effectivement, affirme-t-il, que les autorités russes ont une sérieuse part de responsabilité dans cet assassinat, provoqué dans une atmosphère de haine, de xénophobie et de chauvinisme encouragé par les autorités fédérales. Certains ont décidé qu'il était temps d'agir et de punir ceux qu'ils considèrent comme des traîtres envers la Patrie.»
«Le Kremlin a tué la liberté de parole»
Dès le lendemain de l’annonce du meurtre, les organisations de défense des droits de l’homme, entourées de nombreux journalistes, d’amis et de sympathisants, se sont rétrouvées Place Pouchkine, en plein centre-ville de la capitale russe, pour crier leur colère. «Ce meurtre est politique, a dénoncé Valeri Borchov, membre du parti libéral Iabloko, leader du mouvement Pour les droits de l'Homme. Anna Politkovskaïa gênait. Pour son indépendance, son honnêteté et son désir de lutter en permanence contre l'arbitraire. Aujourd'hui, les gens forts gênent le pouvoir en place, qui tente de les supprimer. Le processus est en cours depuis plusieurs mois déjà. Les autorités veulent disséminer la peur.»
Brandissant des photos en noir et blanc de la journaliste assassinée frappées de ces quelques mots : «le Kremlin a tué la liberté de parole», ou scandant «Poutine, tu répondras de tout», les manifestants ont vilipendé le pouvoir en place. «Elle était toujours en déplacement dans le pays, à rencontrer des gens, discuter avec eux, confie, les yeux humides, Dimitri Kataev, ancien député à la Douma de Moscou, aujourd'hui à la retraite. Et moi, j'avais toujours peur pour elle.» «Courageuse», regardant «le mal droit dans les yeux», la presse russe a rendu un hommage unanime ce lundi à la journaliste. «Beaucoup de gens, même bien intentionnés (...), écrit aujourd’hui Novaïa Gazeta, [nous] disaient parfois : Ah, votre Politkovskaïa... elle est vraiment trop...! Elle n’était pas trop ! Elle écrivait toujours la vérité. Et c’est une autre histoire, si cette vérité était souvent tellement épouvantable, que beaucoup refusaient de la regarder en face.»
par Virginie Pironon
Article publié le 09/10/2006 Dernière mise à jour le 09/10/2006 à 16:01 TU