Pakistan
L’ombre des talibans
(Photo : E. de Lavarène / RFI)
Reportage à Tank, dans le NWFP (Province Frontière du Nord-Ouest)
« Ils viennent à n’importe quel moment de la journée et me remettent ces DVD pour que je les vende. Tout le monde les achète ici, des mollahs, les gens de la rue, même des enfants. Désormais, je ne vend plus que ça, les talibans ont tout interdit, plus de musique, plus de film, juste ces DVD d’entraînement à la guerre et de combats en Afghanistan. Parfois un peu de sport », raconte Ghafoor, d’un air désolé. Il y a encore quelques mois, Ghafoor vendait des films indiens et de la musique traditionnelle pashtoune. Il gagnait 40 euros par jour, parfois plus. Les talibans ont brûlé son magasin et lui ont donné l’ordre de vendre leur propagande. Alors pour survivre et « parce que j’avais peur », dit-il, il s’est résigné. Dans les rues de Tank, ville de 30 000 habitants, située à moins de 400 km d’Islamabad, à l’entrée de la zone tribale du Sud-Waziristan, on n’entend plus de musique. Les enfants ne jouent plus aux cerfs-volants et les quelques femmes qui osent encore sortir ne se hasardent pas. Après 17h, des talibans armés patrouillent dans les rues vides.
Depuis quelques mois, les extrémistes sont au pouvoir et leur emprise sur la région gagne du terrain. « Ils règnent en maîtres sur le Sud et le Nord Waziristan. Les accords conclus avec le gouvernement leur ont donné les pleins pouvoirs(*). Leur influence parvient désormais jusqu’à Dera Ismail Khan, au-delà des zones tribales. C’est tout le Nord du pays qui est gagné par cette idéologie », s’inquiète Sailab Mahsud, responsable de l’Union des journalistes des zones tribales, qui regroupe les reporters habilités à travailler dans les sept agences tribales, situées le long de la frontière avec l’Afghanistan. Des régions interdites à la presse étrangère, où se cacheraient Oussama ben Laden et l’état-major d’al-Qaïda.
Des micro états talibans
« A Tank, ils ont fait exploser les boutiques pour femmes, les magasins de musique et le seul café Internet de la ville. Ils obligent les gens à porter la barbe et envoient les jeunes dans leurs écoles coraniques. Dans les villages du coin, c’est pareil. Et comme la jeunesse ici est pauvre et facile à embrigader, les talibans en profitent pour former de jeunes recrues pour aller combattre en Afghanistan. La plupart des familles ont désormais au moins un garçon qui est parti. Les talibans ont ainsi de solides réserves en hommes pour reprendre leurs offensives, au printemps prochain, contre les forces de l’Otan », indique encore Sailab Mahsud. Ce journaliste réputé, à la voix éraillée, ne se rend plus dans les zones tribales. « Trop dangereux », soutient-il. Depuis le début de l’année, trois journalistes pakistanais ont été tués sur la frontière et plusieurs ont disparu. « On ne compte plus les menaces », confie Sailab, qui ajoute : « En l’espace de trois ans, la situation a complètement changé. Ces régions sont devenues des micro états talibans ».
Pas faux. Les zones tribales attirent désormais de nombreux combattants, également des étrangers, qui arrachent son contrôle aux tribus locales et diffusent leur influence dans les régions voisines. Cette année, plus de 100 chefs locaux et sympathisants du gouvernement ont été assassinés, certains d’entre eux ont été décapités, les militants utilisant le règne de la terreur pour s’imposer. « Ils dirigent des camps d’entraînement répartis sur les 800 km de frontière, qui va du Balouchistan à l’agence tribale de Bajaur, au nord de Peshawar. Dans leur ligne de mire : la libération de l’Afghanistan, une terre musulmane occupée, selon eux, par des étrangers », confie un expert à Islamabad, qui souhaite conserver l’anonymat. Il indique : « Il y aurait entre 3 000 et 10 000 combattants. Parmi eux, des étrangers, essentiellement des Ouzbeks du Mouvement Islamique Ouzbèk (MOI). En ce moment, ils testent des armes pour « snipers » à longue portée, qui permettent de tuer à un ou deux kilomètres de distance. De quoi semer la panique chez les soldats de l’Otan ». Les réseaux d’alliance entre ces groupes dans une région montagneuse difficile d’accès, qui a toujours plus ou moins échappé au contrôle de l’Etat est un désastre pour la lutte anti-terroriste. Les diplomates occidentaux en poste à Islamabad et Kaboul s’attendent à vivre une année 2007 encore plus sanglante pour l’Afghanistan. Et une période difficile également pour le Pakistan, qui ne sait plus que faire de ces militants et joue, pour l’instant, l’apaisement.
A Kulachi, petite ville poussiéreuse entre Tank et Dera Ismail Khan, la plus grande madrasa est sous la responsabilité du mollah Abdul Karim. Pour y parvenir, il faut s’assurer la protection d’une famille influente et traverser le bazar avec des hommes armés. Un ensemble de maisons en pisé aux volets verts, de nombreuses salles d’étude du Coran, l’école semble presque pauvre, malgré certains financements qui viennent d’Arabie Saoudite. Entre deux gorgées de thé, le vieil homme à la longue barbe blanche parle de « djihad permanent ». Très influent, il règle volontiers les différents avec les talibans qui occupent depuis plusieurs mois la région. Sa voix est douce, presque apaisante. Ses 200 étudiants lui vouent un profond respect. Parmi eux, de futures recrues pour le djihad. Ca tombe bien, les camps d’entraînement ne sont pas loin.
par Eric de Lavarène
Article publié le 17/12/2006 Dernière mise à jour le 17/12/2006 à 16:21 TU