Turquie
Une enquête qui fait scandale

(Photo : AFP)
De notre correspondant à Istanbul
Comme il n’y a pas plus de fumée sans feu que de feu sans fumée, «l’enquête dans l’enquête» sur l’assassinat de Hrant Dink continue de faire des victimes collatérales au sein même des services de sécurité – et ce n’est sans doute pas fini – mais cette enquête a également tendance, et de plus en plus, à cacher la véritable interrogation que se pose l’opinion publique : qui ? et accessoirement : pourquoi ? A ce jour, un gouverneur et un directeur de la Sûreté, à Trabzon, ont été rappelés auprès de leur autorité de tutelle dans la capitale, cinq gendarmes ont été mutés et cinq policiers ont été suspendus à Samsun ; un directeur du renseignement de la direction de la Sûreté d’Istanbul a été relevé de ses fonctions et son supérieur hiérarchique, le chef de la police et bras droit du gouverneur de cette ville, première métropole du pays, fait actuellement l’objet d’une enquête interne, pour laquelle le ministre de l’Intérieur a donné son feu vert.
Impressionnant et effrayant tableau à la fois, quand on sait que des dizaines de journalistes – dont plusieurs de premier plan – ont été assassinés en Turquie, sans que jamais on ne retrouve même le tueur lui-même. Dans le cas de Hrant Dink, non seulement le tueur présumé – qui a avoué lors de sa déposition devant le procureur l’ayant inculpé – a été interpellé en moins de 36 heures, mais ses deux commanditaires directs ainsi que plusieurs autres complices présumés ont été rapidement mis sous les verrous. A l’en croire, Ogün Samast est le premier surpris d’avoir été arrêté : «Je croyais que ça allait rester un crime impuni, j’allais rentrer chez moi et me vanter de mon acte en brandissant le drapeau turc, de manière à être considéré comme un héros», déclarait-il, avant de dénoncer ses petits camarades.
Premier mentor de ce jeune désoeuvré : Yasin Hayal, un activiste bien connu des services de police et de justice puisqu’il est le poseur de la bombe qui fit 6 blessés dans un restaurant McDonald’s, en 2004. Yasin Haval a été libéré de prison plus tôt que prévu alors qu’il attendait le résultat d’un appel de sa condamnation. Il est sorti de prison sans faire l’objet de surveillance. Malgré ce qui apparaît comme une négligence, rien ne laisse penser que cet homme a un quelconque lien avec les forces de sécurité. Il n’a rien renié, et lors de sa comparution devant la justice, avant d’être inculpé et incarcéré, il avait mis en garde le prix Nobel de littérature: «Prends garde à toi, Orhan Pamuk, prends garde à toi ! », avait-il lancé aux journalistes.
Des responsabilités mêlées
Le mentor de l’assassin de Hrant Dink charge aujourd’hui un autre prévenu, Erhan Tuncel, étudiant à l’université de Trabzon, qui lui aurait fourni la bombe du McDonald’s, et le motif éminemment idéologique pour supprimer le rédacteur en chef d’Agos : «Il est, pour les Arméniens, un personnage aussi important qu’Atatürk (fondateur de la République turque) l’est pour nous (les Turcs)», rapportait vendredi la presse locale.
La thèse de l’inspiration - pour ne pas dire : l’instrumentalisation - ultranationaliste du crime est renforcée quand ce mentor déclare avoir perçu «1 000 livres turques (environ 550 euros) et une aide vestimentaire» de la part du Parti de la grande Unité (BBP, ultranationaliste) quand il était en prison. Or celui qui était son inspirateur, Erhan Tuncel, est connu pour avoir non seulement été vu sur des photographies parmi la ‘garde rapprochée’ du président de ce parti, Muhsin Yazicioglu, mais aussi pour avoir été un informateur de la police, puis, après l’attentat contre le McDonald’s, de la gendarmerie.
Si la direction nationale de la Sûreté se garde de tout commentaire sur le sujet, invoquant «une enquête en cours», c’est bien pour cette raison que de hauts responsables de la police ont été relevés de leurs fonctions : le plus haut commanditaire du meurtre de Hrant Dink connu à ce jour, Erhan Tuncel, avait prévenu ses interlocuteurs que le journaliste arménien allait être abattu. Mais rien n’a été fait pour empêcher cet assassinat, malgré les menaces de mort que recevait par ailleurs le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Agos, qui n’a même pas bénéficié d’une protection policière physique.
Une garde à vue très médiatisée
Dans un tel contexte, les images des premières minutes de la garde à vue du tueur présumé Ogün Samast - largement diffusées par les médias turcs et sans aucun doute à l’origine des premières sanctions disciplinaires au sein des services de sécurité – ne peuvent qu’inspirer le doute : le suspect y fume paisiblement une cigarette sur un canapé avant d’utiliser son téléphone portable, puis d’être convié à poser pour une photographie «de famille» avec des policiers et des gendarmes en tenue, un drapeau national en arrière-plan et tenu des propres mains du tueur présumé. Sur la bande sonore, les mêmes membres des forces de sécurité lui demandent de «remettre sa coiffure en place» et d’avoir «un regard plus agréable», le qualifiant de «lion» et de «héros». Comme si police et gendarmerie saluaient son acte criminel. «Je ne pense pas que l’enquête ira à son terme, car le profil idéologique des gens qui sont mouillés dans cette affaire est le même que celui de ceux qui, à l’intérieur de l’Etat sont chargés de l’empêcher de nuire», commentait vendredi, sur NTV, Mete Göktürk, ancien procureur de la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul.
par Jérôme Bastion
Article publié le 09/02/2007 Dernière mise à jour le 09/02/2007 à 18:35 TU