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Entretien

« Une situation intenable pour les Haïtiens »

Article publié le 09/04/2008 Dernière mise à jour le 10/04/2008 à 07:20 TU

Au micro de RFI, l’historien Christophe Wargny, spécialiste d’Haïti dont il vient de rentrer et auteur d’un ouvrage intitulé Haïti n’existe pas (éditions Autrement), analyse les émeutes qui secouent depuis quelques jours ce pays, l’un des plus pauvres du monde.

RFI : Les manifestations contre la vie chère en Haïti ont déjà fait cinq morts et plusieurs dizaines de blessés. Et les émeutes qui avaient commencé à Cayes ont maintenant gagné Port-au-Prince, la capitale…

Christophe Wargny : Oui, c’est vrai que ça a commencé dans le sud avant de gagner la capitale. Mais ça ne constitue pas vraiment une surprise dans la mesure où les Haïtiens, comme d’autres d’ailleurs dans le monde, sont frappés de plein fouet par l’augmentation des transports et le doublement du prix du riz. Ceci, quand on sait que le budget d’un Haïtien moyen, c’est-à-dire pauvre, est essentiellement un budget alimentaire, rend la situation absolument intenable.

RFI : Pourquoi est-ce que le prix des produits de base a ainsi explosé ?

Christophe Wargny : C’est la répercussion de l’augmentation du prix des matières premières agricoles à l’échelle mondiale. Et c’est aussi la conséquence pour un pays qui est presque entièrement dépendant de l’extérieur pour son alimentation.

RFI : Des manifestations contre la vie chère, il y en a  un peu partout. Au Burkina Faso aujourd’hui, en Egypte hier, en Côte d’Ivoire et au Sénégal il y a quelques jours. Est-ce que la situation politique d’Haïti fait que les choses y sont encore plus difficiles ?

Christophe Wargny : On ne peut peut-être pas dire ça dans la mesure où depuis quelques mois, les Haïtiens bénéficient d’une certaine stabilité (et d’un retour à la sécurité) qui n’est pas parfaite mais qui est en nette amélioration. Non, je pense que ce sont des raisons essentiellement économiques et tout à fait insupportables pour les trois quarts des Haïtiens.

RFI : Mais le quotidien Le Matin par exemple a été visé par des jets de pierre. C’est l’expression d’une colère, tout de même…

Christophe Wargny : Oui, il n’est pas impossible qu’aux manifestants par exemple se joignent des partisans d’Aristide. Et que les gens s’en prennent petit-à-petit aux institutions, qu’elles soient le premier pouvoir exécutif ou le quatrième, la presse.

RFI : Le Premier ministre qui dit que les trafiquants de drogue ou les contrebandiers manipulent les manifestants. Ce serait une autre possibilité ?

Christophe Wargny : Non, ça ne me paraît pas une explication valable. Je crois que l’explication est extrêmement primaire. Aujourd’hui, les Haïtiens ne tiennent que par le Programme alimentaire mondial, l’aide des ONG et le soutien de la diaspora, mais manifestement quand les prix se renchérissent à une telle vitesse, ça n’est pas suffisant.

RFI : Il y a une certaine stabilité qui revient, disiez-vous. Mais, là l’ONU a mis en place des blindés devant le palais présidentiel. On sent qu’il y a une véritable inquiétude ?

Christophe Wargny : Oui, la police haïtienne qui est en cours de reconstitution n’est pas du tout en état de faire face à des événements de ce genre. Et c’est vrai que la Minustah, la mission de stabilisation d’Haïti, va se trouver en première ligne. Elle a envoyé également des renforts en province et sorti le matériel lourd. C’est vrai que les Haïtiens ne peuvent pas aujourd’hui, ou plutôt leur gouvernement, faire la police entièrement lui-même.

RFI : Est-ce qu’à côté de ces réponses d’ordre sécuritaire ou militaire, il y a une réponse de la part du gouvernement pour faire quelque chose, pour lutter contre la hausse des prix ?

Christophe Wargny : Cette réponse paraît tarder. Les observateurs, depuis plusieurs mois, s’attendaient à ce type de réaction populaire. En Haïti, il est toujours très difficile de mesurer à quel moment aura lieu la réaction populaire. Les choses fonctionnent un peu comme les émotions sous l’Ancien régime, c’est-à-dire les gens acceptent, acceptent, acceptent…et puis à un moment donné, il y a une étincelle qui jette les gens dans la rue. Et le gouvernement effectivement aurait pu l’imaginer. Il a donné la priorité, semble-t-il, aux infrastructures et à la sécurité dans la rue, mais la plus grande insécurité en Haïti depuis longtemps, c’est l’insécurité alimentaire.

RFI : Le gouvernement a notamment dit qu’il allait débloquer un milliard six cents millions de gourdes, vingt-sept millions d’euros environ, pour des créations d’emplois ou l’ouverture de restaurants communautaires, par exemple. Ce sont des choses qui n’auront pas de conséquences avant longtemps…

Christophe Wargny : Oui, tous les projets du gouvernement sont des projets de ce type. C’est vrai qu’il a jusque-là refusé les aides d’urgences, et notamment l’aide alimentaire, privilégiant les infrastructures ou les travaux à long terme. Le problème est que ces travaux ne sont pas générateurs d’un très grand nombre d’emplois. Et autant la classe moyenne trouve aujourd’hui à s’employer avec les différents projets de construction ou de reconstruction, autant la masse des Haïtiens non qualifiés et illettrés n’a pas beaucoup de perspective.

RFI : Est-ce qu’il y a un risque qu’on bascule à nouveau dans une sorte de - si ce n’est de chaos - en tout cas dans une situation à nouveau très difficile ?

Christophe Wargny : De chaos, je ne le pense pas. La Minustah paraît avoir les choses relativement en main. Mais le problème est que, dès qu’on entre dans ce type de situation, la machine productive, si faible soit-elle en Haïti, s’arrête, le peu d’Etat qui existe aussi. Et ça amène immédiatement une régression généralisée dans les projets et les réalisations en cours.

Propos recueillis par Frédérique Genot