par Piotr Moszynski
Article publié le 28/07/2008 Dernière mise à jour le 29/07/2008 à 09:19 TU
Un nouveau bras de fer entre le camp laïc et le camp islamique a commencé lundi en Turquie. La Cour constitutionnelle délibère sur une demande d’interdiction du parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002, l’AKP. Les enjeux dépassent largement le contexte purement local.
Accusé d'« activités allant à l'encontre de la laïcité », le Parti de la justice et du développement (AKP) risque de partager le sort de ses prédécesseurs aux noms non moins édifiants : le Parti de la prospérité, dissous en 1998, et le Parti de la vertu, interdit en 2001. A chaque fois, il s’agissait de défendre l’Etat turc traditionnellement laïc – disposant de bases particulièrement solides dans les milieux universitaires et militaires – de velléités à le rendre plus confessionnel.
L’enjeu intérieur est donc de taille. Il y va de l’avenir et de la nature même de l’Etat turc. La grande question est de savoir si la méthode choisie pour défendre sa laïcité – interdictions successives de partis islamistes – est vraiment efficace. Pour l’instant, rien ne le prouve. Les partis dissous renaissent sous d’autres noms et jouissent d’une popularité qui les porte droit au pouvoir. L’AKP est justement une nouvelle mue des anciens partis islamistes dissous et en diffère essentiellement par une tactique politique plus habile. Il se défend haut et fort de vouloir instaurer un Etat islamique ou d’exercer un islam politique et se présente comme un simple parti conservateur de tradition musulmane, en se comparant volontiers aux partis chrétiens démocrates en Europe.
Beaucoup de bruit pour rien ?
Malgré tous ces efforts de prendre place parmi les partis reconnus « civilisés », l’AKP risque de payer cher une erreur : voulant sans doute tester « jusqu’où on ne peut pas aller plus loin », son gouvernement a tenté de lever l’interdiction de porter le voile islamique à l’université, en provoquant un tollé parmi les défenseurs de la laïcité et l’annulation de la nouvelle disposition par la Cour constitutionnelle. En plus de la dissolution du parti, la justice demande aussi que 71 de ses dirigeants, dont le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et le président Abdullah Gül, soient interdits d'appartenance à un parti politique pendant cinq ans. Si les juges suivent cette requête, les élections anticipées seront très probablement organisées. Pourtant, il n’est pas sûr qu’elles changent beaucoup sur la scène politique turque.
L’AKP a d’ores et déjà annoncé avoir mis au point des solutions de rechange. Comme dans les cas précédents, il envisage de créer une nouvelle formation sous un nouveau nom. Plus de 300 députés actuels de l’AKP y adhéreraient et les 71 dirigeants visés par l’interdiction d’appartenir à un parti politique pourraient revenir au Parlement comme députés indépendants. Selon les sondages, les électeurs sont prêts à apporter une large victoire à « l’AKP bis », même sans connaître son nom, son leader ni son programme… Ainsi, le bras de fer entre le camp laïc et le camp islamique est assuré de repartir de plus belle après les nouvelles législatives. Son issue – et en particulier l’attitude de l’armée – restera un facteur aussi incertain qu’aujourd’hui. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose, donc ? En tout cas, peu de chances de voir rapidement surgir des réponses quant aux choix définitifs des Turcs pour leur avenir.
L’enjeu européen
L’enjeu extérieur n’est pas moins important. Les derniers événements en Turquie risquent fort de renforcer encore plus le camp des adversaires de son adhésion à l’Union européenne. La Commission ne cache pas son agacement devant la perspective d’une dissolution du parti au pouvoir. Il ne s’agit pas de défendre les islamistes, mais de protéger les principes démocratiques. L’AKP est arrivé au pouvoir suite aux élections tout à fait démocratiques qu’il a largement gagnées en 2007. De l’avis de Bruxelles, les conflits du genre que connaît actuellement la Turquie ne doivent pas être résolus par les tribunaux, mais par les électeurs. Le commissaire européen à l’Elargissement, Olli Rehn, a clairement laissé entendre qu’une éventuelle interdiction de l’AKP pourrait perturber les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE. Et elles avancent déjà très lentement…
En pratique, l’UE se contentera probablement d’une énergique dénonciation ou d’une mise entre parenthèses des discussions pour quelque temps, sans décision formelle en la matière. Ainsi, l’ouverture de nouveaux chapitres dans les négociations d’adhésion sera toujours possible. L’Union ne tient pas particulièrement à envenimer ses relations avec la Turquie alors que des négociations sont prévues à partir du 3 septembre prochain en vue de réunifier l’île de Chypre, divisée depuis 34 ans en parties turque et grecque.
Une aubaine pour les adversaires de l’adhésion
En tout état de cause, dissolution de l’AKP ou pas, les adversaires de l’adhésion de la Turquie à l’UE trouveront beaucoup d’eau à leur moulin dans la situation actuelle du pays. Si l’AKP n’est pas interdit et reste au pouvoir – ou s’il se mue en une nouvelle formation et gagne les législatives anticipées – on estimera que la Turquie tend beaucoup plus vers le monde islamique que vers l’Europe résolument laïque, et n’a donc pas beaucoup à faire au sein de cette dernière. Si en revanche l’AKP est mis à l’index par la Cour constitutionnelle, on y verra une preuve d’un manque de maturité démocratique.
Ce qui est sûr, c’est que l’ouverture de la procédure contre l’AKP devant la Cour a inauguré non seulement une nouvelle période de tensions intérieures, mais aussi de celles entre l’UE et la Turquie. Pour y voir plus clair, on pourrait essayer de raisonner selon la règle « A qui profite le crime ? ». Toutefois, cela pourrait mener rapidement aux conclusions un peu paranoïaques, du genre : complot anti-turc ou anti-européen. La raison de tous ces problèmes est probablement beaucoup plus simple : des gens sans doute très nobles ont cru de leur devoir de s’élever comme un mur pour défendre la République laïque turque. Mais ils ont peut-être oublié la règle d’or d’une bonne politique : prévoir plusieurs pas en avant pour ne pas obtenir des effets contraires à ceux escomptés.
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Professeur turc de droit constitutionnel
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