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Russie / Etats-Unis

Moscou – Washington : vers une épreuve de force ?

par Piotr Moszynski

Article publié le 06/11/2008 Dernière mise à jour le 06/11/2008 à 18:50 TU

C’est une véritable salve d’artillerie qui a salué, à Moscou, l’élection de Barack Obama. Mais le but n’était pas vraiment de le féliciter. Dans son discours à la nation, Dmitri Medvedev a tiré contre les Etats-Unis avec une intention manifeste d’avertir, voire de causer des dégâts.

Le président russe Dmitri Medvedev, lors de son premier discours à la Nation, au Kremlin, le 5 novembre 2008.(Photo : Reuters)

Le président russe Dmitri Medvedev, lors de son premier discours à la Nation, au Kremlin, le 5 novembre 2008.
(Photo : Reuters)

Ce n’est pas un hasard. Trop de diplomates chevronnés entourent Dmitri Medvedev pour que l’on puisse qualifier ainsi la sortie antiaméricaine particulièrement virulente du président russe le jour même de l’annonce de l’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche.

Le maître du Kremlin n’a pas prononcé le nom du nouveau chef de l’Etat américain. Pas une seule fois. Il y a juste fait allusion en disant : « Nous espérons que nos partenaires, la nouvelle administration des Etats-Unis, feront le choix de bonnes relations » et de « dialogue constructif » avec la Russie. Et il s’est tout de suite livré à un exercice qui rend un tel choix particulièrement difficile.

Le méchant Oncle Sam

C’est la trame des discours sur l’Oncle Sam méchant, agressif et stupide qui revient dans la rhétorique du Kremlin. La crise financière ? C’est Washington qui en est coupable. Le conflit en Géorgie ? Il est « une conséquence de la politique présomptueuse de l’administration américaine ». Pire, le conflit en question « a été utilisé comme prétexte pour introduire dans la mer Noire des bateaux de guerre de l'Otan » (histoire d’oublier que c’étaient les navires de la flotte russe de la mer Noire, venus de l’Ukraine, qui ont imposé un blocus aux côtes géorgiennes et ont même coulé une vedette des gardes-côtes).

La guerre en Géorgie, selon Medvedev, a été également exploitée comme prétexte « pour imposer plus vite encore à l'Europe le système de défense antimissile américain, ce qui va provoquer des mesures de rétorsion de la Russie ». Il n’hésite pas à les préciser tout de suite : « Pour neutraliser en cas de nécessité le système de défense antimissile, on va déployer dans la région de Kaliningrad le complexe de missiles Iskander. Depuis la même région, on va brouiller les nouveaux éléments du système de défense antimissile que les Etats-Unis ont l'intention de déployer » en Pologne et en République tchèque.

Les calculs du Kremlin

Le ton est donné. Qu’est-ce qu’il signifie ? Quels calculs du Kremlin peuvent se cacher derrière ces hostilités, ouvertes au moment où le monde entier semble fêter l’avènement d’une possible ère nouvelle et prometteuse dans l’histoire des Etats-Unis ? Et quand le monde se soucie des défis, déjà suffisamment difficiles, auxquels sera très vite confronté le nouveau président américain ?

Il s’agit sans doute d’au moins trois objectifs. Le premier, à court terme, paraît très direct et immédiat : intimider les alliés des Américains dans le voisinage de la Russie et les décourager de faire de nouvelles concessions à Washington dans le domaine militaire. Le journal économique russe RBK-daily souligne que le déploiement des missiles Iskander à Kaliningrad « permettra de contrôler pratiquement tout le territoire de la Pologne, mais aussi une partie de l’Allemagne et de la République tchèque ». Il ne manque pas d’ajouter que les Iskander peuvent être équipés d’ogives nucléaires et que les inspecteurs internationaux ne pourront exercer aucun contrôle sur l’enclave de Kaliningrad. Selon un expert militaire, Vladimir Yevsieïev, cité par le journal, « cette situation d’incertitude va sérieusement inquiéter l’Europe, et en premier lieu la Pologne qui a donné son accord pour accueillir des éléments du système antimissile américain ». Un autre expert, Alexandre Khramtchikhine, cité lui par Kommiersant, prévoit un substantiel renforcement des troupes russes dans l’enclave.

Le deuxième objectif – tactique, à moyen terme – découle d’un constat, bien exprimé dans le quotidien Viedomosti  par un autre spécialiste, Boris Chmielov : « La Russie ne croit pas en l’avenir de relations russo-américaines et estime que la nouvelle administration continuera la ligne de celle de George W.Bush, visant à déployer des éléments du bouclier antimissile en Pologne et en République tchèque ». Pour Chmielov, la décision de Dmitri Medvedev sur Kaliningrad « indique que la Russie entame une confrontation avec les Etats-Unis dans le domaine militaire et politique ». En effet, si l’on pense que l’élection de Barack Obama ne change rien et qu’une confrontation est de toute façon inévitable, il vaut mieux montrer tout de suite ses muscles à la nouvelle équipe et lui indiquer sans tarder que l’on estime être en position de force et que l’on a bien l’intention d’en profiter.

L’objectif stratégique

Le troisième objectif est stratégique et vise le long terme. Il découle du regard que la Russie porte sur la situation globale dans le monde. Qu’est-ce que l’on voit de Moscou, en termes de rapports de forces ? Eh bien, les Russes voient d’abord que les Etats-Unis sont très affaiblis par la crise financière, par les interventions en Irak et en Afghanistan et par la période transitoire au sommet de l’Etat. Les spécialistes moscovites risquent de l’analyser très froidement. Pour eux, cet affaiblissement constitue un cadeau inespéré à tous ceux qui rêvent de priver l’Amérique de son leadership dans le monde. Les Russes peuvent à juste titre espérer de pouvoir remplir le vide qui est en train de se créer, d’autant plus qu’ils ne voient pas vraiment de concurrents viables dans cette course. L’Europe ? Toujours pas prête, trop divisée, pas assez intégrée politiquement, trop faible militairement. La Chine ? Ambitieuse, mais pas encore prête. L’Inde ? Idem. L’Australie ? L’Afrique ? N’en parlons même pas. La Russie estime peut-être que c’est le moment ou jamais pour que – en soutenant le populaire concept d’un « monde multipolaire » – elle puisse au moins arriver à rétablir un monde bipolaire, ce qui l’arrangerait déjà pas mal. C’est à cela que servent ses manifestations de force. C’est pour cela que – à la surprise des uns et à l’effroi des autres – elle n’hésite plus à se montrer de nouveau « impériale ». Elle estime très probablement qu’un grand jeu géostratégique a commencé. Et elle a peut-être raison de penser que la fenêtre d’opportunité risque d’être, pour elle, courte et petite.

Les Russes et les démocrates

Et les Américains ? On dit souvent que c’est sans doute le nouveau vice-président, Joseph Biden, qui coordonnera la politique étrangère. Il est beaucoup plus expérimenté en politique internationale que Barack Obama. Or il se méfie beaucoup de Moscou. Au Kremlin, on ne doit pas se faire d’illusions à son sujet. En plus – comme le souligne Kommiersant – les démocrates ont un jugement très critique sur le système politique russe, n’oublient jamais la thématique des droits de l’homme et soutiennent l’éloignement politique des anciennes républiques soviétiques de la Russie avec « autant d’énergie que les républicains ». Tout semble donc indiquer que les relations entre Moscou et Washington risquent de se placer très rapidement sous le signe d’une véritable épreuve de force.