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Russie

Meurtres sans conséquences

par Piotr Moszynski

Article publié le 16/07/2009 Dernière mise à jour le 16/07/2009 à 17:03 TU

Le meurtre de Natalia Estemirova, journaliste et militante des droits de l’homme russe, a suscité une vague d’indignation partout dans le monde. De nombreuses voix s’élèvent pour réclamer une enquête impartiale et efficace. Ont-elles une chance d’aboutir ?

Des manifestants se sont réunis à Moscou, le 16 juillet 2009, pour rendre hommage à Natalia Estemirova.(Photo : Reuters)

Des manifestants se sont réunis à Moscou, le 16 juillet 2009, pour rendre hommage à Natalia Estemirova.
(Photo : Reuters)

L’expérience montre qu’il n’y a pas beaucoup de raisons d’être optimiste. En effet, quand il s’agit d’un assassinat politique en Russie, rares sont les enquêtes qui débouchent sur un procès. Et parmi les condamnés, encore plus rares sont ceux qui purgent vraiment leurs peines. C’est comme si quelqu’un voulait passer un message on ne peut pas plus clair : les crimes politiques sont faits pour punir les ennemis politiques, et non pas leurs bourreaux.

Exemple classique : l’enquête sur le meurtre, en 2006, d’une autre journaliste, et amie de Natalia Estemirova, Anna Politkovskaïa. Toutes les deux travaillaient sur les sujets parmi les plus sensibles dans leur pays : les exactions commises en Tchétchénie et la corruption. Toutes les deux ont été assassinées par balles.

A la limite du grotesque

L’enquête sur la mort d’Anna Politkovskaïa a connu de nombreux rebondissements, certains à la limite du grotesque. Le parquet affirme savoir qui a tiré, mais le coupable court toujours. Le(s) commanditaire(s) du crime n’ont jamais été identifiés. Parmi les hypothèses évoquées, le procureur est allé jusqu’à accuser l’homme d’affaires Boris Berezovski, réfugié à Londres, au motif qu’il « connaissait » la victime. Le fait que les autorités fédérales russes et les autorités locales tchétchènes non seulement la connaissaient, mais la considéraient comme très gênante – tout comme d’ailleurs Natalia Estemirova – n’a guère semblé attirer son attention. En fin de compte, seules trois personnes impliquées dans l’assassinat, qualifiées par l’un des avocats d’« un lampiste et deux chauffeurs », ont été traduites en justice, mais ont été acquittées. La Cour suprême russe a annulé le verdict et les trois hommes doivent être rejugés, mais les avocats de la famille soulignent qu’il est inutile d’organiser un nouveau procès avec les mêmes lampistes. Trois ans après le meurtre, on en est là.

La liste des exactions et des assassinats visés par les enquêtes et/ou les procès, et qui ont connu un sort semblable, est longue. Pour se rendre compte de l’étendue du problème, il suffit de citer quelques conclusions générales tirées par l’autorité en la matière, Amnesty International. Parlant de crimes commis « dans le cadre du conflit en Tchétchénie », l’organisation constate dans un communiqué du 17 avril 2009 : « Les investigations menées jusqu'à présent par les autorités s'avèrent inefficaces et débouchent sur l'impunité systématique s'agissant des violences commises par les instances responsables de l'application des lois. À la connaissance d'Amnesty International, une seule personne a été reconnue coupable dans une affaire de disparition forcée et on ignore toujours le sort réservé à sa victime ».

Deux puissances

En enquêtant à la fois sur la Tchétchénie et la corruption, les journalistes et militants comme Anna Politkovskaïa et Natalia Estemirova se mettent à dos deux puissances qui n’ont pas vraiment l’habitude de faire dans la dentelle quand elles se sentent menacées ou contrariées : l’appareil d’Etat russe et les mafias. Selon une note publiée par le Centre français de recherche sur le renseignement : « Au début des années 2000, les organisations criminelles transnationales russes contrôlaient 40 % du PIB de la Fédération de Russie, 40 000 entreprises dont 1 500 d'Etat, 4 000 sociétés représentées en bourse, 500 joint ventures et 550 banques. De l'aveu même des autorités, la pègre contrôle de facto des secteurs entiers de l'administration territoriale et de l'activité économique de la Fédération de Russie ».

A côté de meurtres à caractère éminemment politique, la Russie connaît donc depuis des années une série incessante d’assassinats dus à des règlements de comptes purement et simplement criminels. En même temps, les intérêts des différentes administrations et des mafias sont parfois tellement imbriqués et interconnectés qu’il devient vraiment difficile de déceler non seulement les exécutants et les commanditaires des crimes, mais aussi leurs motifs réels. Dans ce contexte, on s’étonne moins devant le taux particulièrement bas d’élucidation des affaires de ce genre.

Eveiller les consciences

Malgré le climat d’intimidation et l’efficacité très relative de leur justice, beaucoup de Russes ont quand même le courage d’avancer dans leur quête de justice jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Les plaintes arrivent par dizaines. Sur les seules atteintes aux droits humains perpétrées en Tchétchénie, la Cour a déjà statué dans une centaine d’affaires. Dans la plupart des cas, elle a jugé la Russie responsable d’homicide, de torture, de disparition forcée ou, justement, d’absence d’enquête sur les crimes.

Sur la foi de l’expérience passée, il ne faut malheureusement pas se faire trop d’illusions sur une élucidation rapide du meurtre de Natalia Estemirova. Mais cette triste et choquante affaire attire certainement un plus l’attention du monde sur ce qui se passe à l’intérieur de la Russie et contribue peut-être aussi à éveiller les consciences, y compris en Russie elle-même.